Rarement mort d’un industriel n’a suscité autant d’émotions chez nombre d’Algériens. Les nombreuses réactions d’hommages au décès samedi 19 avril, en France, de Lounis Hamitouche, fondateur et dirigeant de la première laiterie d’Algérie, Soummam, illustrent sans nul doute ce que représentait dans l’imaginaire de nombreuses familles ce philanthrope et capitaine d’industrie au parcours singulier.
« Il était le père des pauvres », témoignait dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux un imam, comme pour souligner la main généreuse d’un homme aussi discret que modeste.
Qui peut, en effet, oublier son engagement lors de l’épidémie du Covid-19 en offrant des dizaines de générateurs d’oxygène à de nombreux établissements sanitaires à travers le pays ?
Ou encore ce geste à l’égard d’un paysan de Jijel dont le cheptel avait été décimé par le feu. Cela sans compter, au-delà de sa contribution à l’économie nationale, les multiples aides qu’il a apportées à des associations, aux clubs de football, voire à des familles entières anonymes.
Lounis Hamitouche, le parcours incroyable d’un enfant berger devenu industriel
C’est que l’homme était plein d’humanité et faisait sienne la devise de rendre un peu aux autres ce que la vie lui a donné. « Vous êtes une locomotive », lui a lancé le président de la République Abdelmadjid Tebboune lors de la Foire de la production nationale d’Alger en décembre 2022.
Pourtant, rien ne fut simple pour cet homme né en 1946 à Chellata, sur les hauteurs d’Akbou, à l’Ouest de Béjaïa.
Orphelin de père à l’âge de deux ans, puis de la mère quatre ans plus tard, Lounis Hamitouche se retrouve, pendant la guerre d’indépendance, à vivoter entre la maison de son grand frère et sa sœur.
À l’indépendance de l’Algérie en 1962, il fait paître le bétail de son grand frère auprès duquel il commence à apprendre les premiers rudiments du négoce.
Mais pas de quoi satisfaire un homme déterminé à prendre son destin en main. C’est alors qu’il décide, quelques années plus tard, de tenter l’aventure à Alger où il décroche un poste d’emploi comme chauffeur routier.
Grâce à quelques économies, il réussit au bout de cinq années de dur labeur à s’offrir un camion et travaille à son propre compte. Dans les années 1980, l’homme, toujours avide d’avancer et loin d’être en panne d’idées, se lance dans l’industrie du textile en acquérant une vielle machine. C’était l’époque du fameux tissu « jersey ».
Malgré un relatif succès au début, il finit par abandonner le créneau face à la concurrence rude après près d’une décennie d’activités.
Mais l’abandon ne signifie pas pour lui, abdication devant les épreuves, renoncement ou résignation. Sur conseil de son neveu installé en France, il s’offre, encore une fois, une vielle machine à fabriquer le yaourt, alors méconnu des tables algériennes.
Ensemble, ils lancent en 1993 leur petite fabrique à Chellata, un choix dicté essentiellement par la disponibilité de la ressource aquifère. Début de l’aventure, mais aussi des soucis, comme l’absence de chambres froides pour conserver le produit ou encore le choix du site inapproprié pour la clientèle.
« Au début, on produisait jusqu’à 20.000 pots de yaourt par jour et il nous arrivait de jeter jusqu’à 15.000 pots. Les camions de la clientèle éprouvaient des difficultés à monter ou à descendre et souvent, ils ne revenaient plus », racontait Lounis Hamitouche.
Face à ces contraintes, il décide de se délocaliser à Akbou où, de son propre aveu, il trouve l’aide nécessaire auprès des autorités locales, mais aussi de quelques amis. Et s’il n’a pas baissé les bras, c’est qu’il a flairé la bonne affaire.
« Même s’ils ne revenaient pas, j’avais constaté qu’ils étaient nombreux à s’intéresser à nos produits », disait-il.
Un produit à proposer, qu’il voulait de qualité, comme celui que recherchaient ses propres enfants, tenait-il à préciser.
Pour répondre à la demande de plus en plus croissante sur le yaourt, il contracte en 1996 un prêt bancaire et s’offre de nouvelles machines.
Désormais, l’entreprise emploie 60 personnes et produit 120.000 pots par jour. Le succès et l’ouverture du marché à l’investissement aidant, un nouveau site de production aux équipements modernes aux normes internationales en matière de conception, d’hygiène et de productivité voit le jour en 2000, année charnière qui consacre le décollage de la laiterie Soummam, du nom de ce fleuve qui traverse cette vallée d’Akbou jusqu’à Béjaïa où il se déverse dans la Méditerranée.
Diversification et réduction de la dépendance aux importations
Véritable boite à idées, Lounis Hamitouche multiplie, depuis, les actions pour conférer à son entreprise une autonomie vis-à-vis des matières premières, dont notamment le lait, et par ricochet une promesse d’avenir à de nombreux chômeurs et paysans.
C’est ainsi qu’il crée son propre réseau de distribution, des dépôts à travers de nombreuses wilayas, achète des centaines de camions frigorifiques et les donne à des jeunes qui ont cinq ans pour les rembourser avant qu’ils ne deviennent leurs propriétés, offre des vaches à des paysans en contrepartie du lait et depuis peu le lancement de ses propres fermes que ce soit pour l’élevage ou pour la production de blé ou d’aliments de bétail.
Visionnaire, Lounis Hamitouche a voulu produire son propre lait en Algérie afin de pérenniser son entreprise, et de réduire sa dépendance vis-à-vis des importations de la poudre de lait. Aujourd’hui, la Laiterie Soummam revendique la plus grande ferme d’Algérie.
En plus de la production de lait frais en partenariat avec des éleveurs, la Laiterie Soummam s’est lancée dans la production d’orge et de fourrages pour les vaches à Ouargla.
Le groupe privé s’est diversifié aussi dans l’hôtellerie avec sa chaîne Atlantis qui possède plusieurs hôtels en Algérie.
Les secrets de la réussite
Bâtie sur la compétence locale, la laiterie Soummam compte aujourd’hui 2.000 collaborateurs permanents et plus de 10.000 emplois indirects avec la logistique de distribution et la collecte de lait.
Les programmes de formation continue et l’intégration des dernières techniques de production assurent un savoir-faire toujours optimal des collaborateurs sur l’ensemble des métiers de l’entreprise, souligne la fiche de présentation de l’entreprise.
Le concurrent de Danone Algérie, c’est deux sites de production par spécialisation et 4 métiers regroupés par famille : les yaourts et desserts, les boissons lactées, le lait UHT et les fromages, d’après la même source.
Loin d’être un simple coup du destin, ce succès est le fruit de sacrifices d’un homme qui n’a jamais oublié d’où il est parti. C’est la foi conjuguée au désir de réussite.
« Pour quelqu’un qui n’a pas fait d’école, je peine à réaliser que j’allais parvenir un jour à ce stade : passer de l’état de paysan à celui d’industriel en possédant la première laiterie d’Algérie », avouait-il lors d’une émission de télévision qui lui a été consacrée, en contenant difficilement ses émotions.
Une réussite dont il tire une leçon qu’il tenait à délivrer aux jeunes : « Le secret ? le travail, le courage et la confiance. La richesse ne tombe pas du ciel ».
Avec la disparition de Lounis Hamitouche, l’Algérie n’a pas seulement perdu un bâtisseur, un capitaine d’industrie, mais aussi un homme au grand cœur dont de nombreux Algériens se souviendront pour longtemps.
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