Longue interview accordée par Benjamin Stora à TSA. L’historien français spécialiste de l’Algérie évoque le poids du passé dans la relation France – Algérie, la crise actuelle entre les deux pays, la mission qui lui a été confiée par le président français, la commission mixte d’historiens, les blocages, l’affaire Boualem Sansal et les attaques de l’extrême-droite contre sa personne. Non sans faire au passage quelques confidences.
À un moment donné, il a songé à tout laisser tomber, confie-t-il. L’historien raconte la pression et les menaces qu’il a subies et reçues en France à cause de son rapport et de ses prises de positions sur la colonisation.
Bejamin Stora se dit disposé à mener une médiation entre les deux pays si on lui proposait la mission.
Dans cet entretien, Benjamin Stora revient aussi sur ses divergences avec Boualem Sansal, répond à Marine Le Pen qui a déclaré que la colonisation française de l’Algérie n’était pas un drame…
L’Algérie et la France sont en crise, que vous avez vous-même qualifiée de plus grave depuis la guerre d’Algérie. Qu’est-ce qui a déclenché cette crise ? Qui est fautif ?
Il faut tout simplement commencer par examiner les faits. C’est au moment précisément où il y a eu la déclaration du président français sur le Sahara occidental que les rapports ont commencé à se détériorer dans la relation entre les deux pays.
Mais il y a eu auparavant effectivement d’autres problèmes, comme les déclarations sur la question de la « rente mémorielle » utilisée par l’Algérie.
Je reviendrai sur cette question, car en France aussi existe une « rente mémorielle » pour légitimer un récit national. Mais à mon sens, la question de fond, est celle du Sahara occidental. Elle me paraît être la raison principale. Après, il y a eu d’autres questions.
La crise n’était-elle pas de toute façon inéluctable avec la montée de l’extrême-droite en France ?
Effectivement, il existe un climat politique dans la société française, depuis plusieurs années, qui se caractérise par une montée en puissance de ceux qui, grosso modo, n’acceptent pas la fin des colonies.
Ce courant politique a repris de la vigueur depuis la crise qu’a connue le grand parti gaulliste, lorsque Nicolas Sarkozy a pris la direction de ce parti et est devenu président de la République en 2007.
À ce moment, la droite a bifurqué vers l’abandon de la tradition gaulliste de la question de la décolonisation. Cela a ouvert la voie, selon moi, à l’extrême-droite qui, elle, s’est toujours prononcée contre la politique de décolonisation voulue par le général De Gaulle.
D’autre part, la gauche n’a pas été capable de regarder en face cette histoire coloniale. On le sait, des dirigeants de gauche sont eux-mêmes mêlés à cette histoire coloniale, notamment pendant la guerre d’indépendance algérienne. Je pense en particulier au livre que j’ai publié avec François Malye en 2010 sur François Mitterrand et la guerre d’Algérie.
Nous disions comment François Mitterrand, en tant que garde des Sceaux, ministre de la Justice, avait approuvé le fait que 45 Algériens ont été guillotinés.
Bien plus tard, lorsqu’il deviendra président de la République en 1981, il se prononcera pour l’abolition de la peine de mort. Je cite cet exemple parce qu’il est représentatif du fait que la gauche française, n’a pas, aussi, regardé en face l’histoire coloniale.
C’est aussi, dans la crise idéologique traversée à droite et à gauche, que les idées d’extrême-droite ont progressé au sein de la société française depuis maintenant une trentaine d’années.
Ces idées sont hostiles à tout rapprochement avec l’Algérie. Il y a bien une hostilité manifestée par l’extrême droite à l’égard de l’Algérie parce qu’il y a eu cette indépendance de 1962. L’extrême droite française, faite des héritiers de Vichy et de l’OAS en grande partie, n’acceptait pas l’histoire telle qu’elle s’était accomplie.
En plus du poids de l’histoire, n’y a-t-il pas aussi des calculs électoralistes ?
Les choses sont liées, bien sûr. II faut être capable d’affronter à un moment donné les préjugés de sa propre société. Cela veut dire être capable de regarder en face cette histoire et ne pas essayer de flatter les préjugés qui rendent les immigrés, les étrangers, responsables de la situation économique que la France traverse.
On s’adapte aux préjugés de la société plutôt que de les combattre et de commencer un travail de pédagogie, difficile, mais nécessaire pour affronter cette question du racisme dans la société française.
C’est ce que j’ai essayé de faire à travers le rapport que m’a demandé le président Emmanuel Macron il y a cinq ans, en juillet 2020, et que j’ai remis en janvier 2021.
Il s’agissait de prendre des questions les unes derrière les autres et de tenter de démontrer ce qu’était la réalité du système colonial en prenant des exemples très concrets, très précis. Parce que c’est un travail de longue haleine, l’histoire de la colonisation ne s’est pas faite en un jour.
La pénétration coloniale, puis son installation avec une colonie de peuplement, a duré plus d’un siècle. C’est pourquoi, le travail de déconstruction des préjugés, des imaginaires doit être fait avec patience. On ne peut pas faire l’économie de ce travail de pédagogie, notamment en direction des jeunes générations.
La colonisation et la décolonisation n’ont pas concerné que l’Algérie. Pourquoi donc cette obsession pour tout ce qui est Algérien, cette algérophobie à laquelle on assiste ?
Parce que l’Algérie était considérée dans l’histoire coloniale comme partie intégrante du nationalisme français, c’était des départements français. Le nationalisme français avait fait de l’empire une question centrale et décisive et à l’intérieur de l’Empire, il y avait l’Algérie.
Le fait que le nationalisme algérien ait engagé une bataille pour se séparer de la France et du nationalisme français, fait qu’il y a une fixation sur l’Algérie.
Il a fallu très longtemps pour que le nationalisme français reconnaisse l’existence du nationalisme algérien. Le nationalisme français ne reconnaissait pas l’existence d’un nationalisme algérien séparé.
Les trois figures principales du nationalisme algérien, Messali Hadj, Ferhat Abbas et Abdelhamid Ben Badis, n’étaient pas reconnus comme interlocuteurs politiques en tant que tels par les représentants du nationalisme français.
L’Algérie est un point de fixation très particulier qui tient à l’histoire particulière du nationalisme français qui se voulait universaliste. Or, précisément, à cet universalisme français, est venu un autre type de nationalisme, le nationalisme algérien qui, lui, se voulait d’un universalisme critique contre le nationalisme français.
Les principaux leaders nationalistes algériens, y compris pendant la guerre, comme Krim Belkacem, Larbi Ben M’hidi, Abane Ramdane, Mohamed Boudiaf ou Hocine Aït Ahmed, quand on relit leurs textes, leurs mémoires, ne sont pas contre la France, mais contre un discours et une pratique, d’un universalisme abstrait qui est contre les droits pratiques, citoyens de population « indigènes ».
Ils se montrent partisans d’un universalisme forcément critique contre la façon dont la France a construit son nationalisme exclusivement sur une base coloniale.
C’est pour cette raison que l’Algérie est au centre. Il y a une sorte d’exemplarité de la question algérienne dans l’histoire coloniale française.
Depuis quelques mois, la tendance est à l’aggravation de la crise. La rupture entre l’Algérie et la France est-elle envisageable ?
On ne connaît pas l’avenir. Tout ce qu’on peut faire, c’est essayer de voir les tendances. La tendance, effectivement, est à l’aggravation.
Mais, personnellement, j’espère que nous n’arriverons pas à la rupture. Parce qu’il y a une immigration algérienne en France qui est extrêmement forte, ancienne, et qui est inquiète.
Ce sont plusieurs millions de personnes qui ont des liens, de la famille, d’une rive à l’autre de la Méditerranée. C’est l’histoire qui l’a voulu ainsi, une histoire de deux siècles.
Toutes ces personnes vivraient mal une rupture complète des relations diplomatiques, parce que cela peut aggraver les conditions de vie, de déplacement et de circulation.
Maintenant, l’Algérie a aussi le droit de riposter à toutes ces escalades verbales. C’est vrai que sur certaines chaînes de télévision françaises, il y a une mise en accusation permanente de l’Algérie, de son indépendance, de son histoire.
Sans forcément d’ailleurs que ceux qui parlent de l’Algérie sur ces chaînes de télévision, connaissent ce pays.
Certains se proclament experts, mais ils n’ont jamais été en Algérie. Ils ne connaissent pas la langue, ne connaissent pas l’histoire, ne connaissent pas la civilisation. Ils ne connaissent pas les principaux leaders politiques, ils ne connaissent pas la société algérienne, mais ça ne les empêche pas de répéter toute la journée des critiques et des analyses. En tout cas, c’est ce qui me frappe.
Accepteriez-vous une médiation entre les deux pays ?
Pourquoi pas. Pour faire ce travail historique qui m’a été demandé, comme universitaire, par le président de la République Emmanuel Macron, j’ai été bénévole.
Cela fait maintenant très longtemps, presque cinquante ans, que je travaille, que j’ai rencontré de nombreux responsables algériens et français.
Je suis disposé à ce qu’il y ait des médiations pour voir si éventuellement les points de vue peuvent se rapprocher. Mais, encore une fois, je ne suis qu’universitaire, je ne suis pas ambassadeur, ni ministre.
Une médiation est possible à la condition de savoir que l’Algérie et la France ont des histoires différentes. Par contre, ce qu’on peut faire, c’est trouver des passerelles. Je l’ai dit souvent, je suis né dans une ville, Constantine, qui est la ville de passerelles, la ville des ponts. Donc s’il y a la possibilité d’une médiation, pourquoi pas, si bien sûr des deux côtés, on me confie cette mission.
On vous l’a proposé ?
Non, on ne me l’a pas proposé.
Qu’est-ce que les gouvernements français et algérien doivent faire pour sortir de cet engrenage ?
J’ai proposé de reprendre le travail par où il avait commencé. Il y a cinq ans, nous avons commencé par la question mémorielle. Donc, pourquoi ne pas essayer de reprendre langue à travers la question mémorielle, parce que ça, c’est une question de longue durée.
J’ai entendu dire qu’il faut faire un discours, « ne pas saucissonner », ne pas faire des « petites mesures » ou « du goute-à-goute », etc.
En fait, ma méthode était celle de proposer des pas en avant pratiques, comme la reconnaissance par la France de l’assassinat de Larbi Ben M’hidi, Ali Boumendjel, Maurice Audin. À chaque fois expliquer, par des exemples concrets, à la société française, mais aussi à la société algérienne, ce qu’était la réalité du système colonial.
Parce que, ce qui freine les relations, c’est cette question du rapport à l’histoire. Il y a une certaine incompréhension. On me dit oui, mais c’est du passé, c’est terminé, il faut regarder l’avenir.
Mais l’identité des nations se fonde sur l’histoire, on ne peut pas effacer le passé. C’est vrai, on ne peut pas vivre tout le temps dans le passé, il faut voir l’avenir, mais tout en traitant ce passé.
Cela peut être un aspect de reprise des discussions. Il peut y avoir bien sûr d’autres aspects, comme les aspects économiques ou sécuritaires.
L’extrême-droite vous critique pour avoir exprimé une position nuancée sur l’affaire Boualem Sansal. Que répondez-vous ?
Je peux répéter ce que j’ai déjà dit plusieurs fois. D’abord que j’ai signé tout de suite la pétition initiée par la Ligue des Droits de l’Homme dès l’annonce publique de son arrestation.
Effectivement, c’est impossible d’exprimer des divergences avec une personne qui est privée de liberté. J’ai pourtant dit mes divergences dans une émission de télévision avec Boualem Sansal. Elles portaient notamment sur la question des frontières. Parce que, dire par exemple, que l’Ouest de l’Algérie, de Tlemcen à Oran, n’est pas algérien, est absurde.
L’histoire en a décidé autrement depuis très longtemps et cela renvoie notamment à l’histoire du nationalisme algérien qui est une vieille histoire maintenant. Donc ce que j’ai dit, c’est que le meilleur moyen d’exprimer mes divergences avec lui, serait de me retrouver face à lui et pouvoir en discuter et qu’il retrouve la liberté.
On m’a attaqué parce qu’il ne fallait pas exprimer de divergences. Mais la tâche d’un intellectuel, c’est aussi de marquer des points de différence, des points critiques, car sinon, c’est une forme d’unanimisme qui interdit toute réflexion intellectuelle. Or, je ne suis pas pour l’unanimisme, je suis pour que les choses puissent s’exprimer.
Les travaux de la commission mixte d’historiens, dont vous êtes le chef de file côté français, sont gelés. S’agit-il d’un gel temporaire causé par la crise politique ou d’une remise en cause définitive ?
Non, ce n’est pas définitif, je ne crois pas. Nous avons de très bons rapports avec les historiens algériens, monsieur Zeghidi en particulier et tous les autres membres de la commission.
On s’est réuni plusieurs fois, quatre fois au total, les choses se sont très bien passées. Le travail commençait à peine. Il a démarré précisément à partir de la question de la pénétration coloniale, on avait commencé à dresser une chronologie des exactions, des massacres qui ont été commis au moment de cette pénétration.
Il y avait aussi des revendications exprimées de restitution, en particulier d’objets ayant appartenu à l’Émir Abdelkader. J’ai personnellement appuyé ces demandes de restitution qui, malheureusement, n’ont pas abouti.
Qu’est-ce ce qui empêche ces restitutions ?
Elles n’ont pas abouti parce qu’on objectait le fait qu’il fallait d’abord adopter une loi de restitution à l’Assemblée nationale française, parce que, en France, il y a ce qu’on appelle des biens inaliénables, donc tout ce qui a été pris, on ne peut plus le rendre (rires).
J’ai proposé qu’en attendant de voter une loi, on peut effectuer des gestes significatifs, des gestes à caractère politique. Malheureusement, je me suis heurté à un refus sur cette question-là.
Nous en étions là quand il y a eu la déclaration du président Emmanuel Macron de l’été 2024, où la politique est venue percuter le travail historique. Alors que, lors de la Déclaration d’Alger, en août 2022, il a été bien spécifié que les historiens devaient travailler en toute indépendance vis-à-vis du pouvoir politique.
À présent, c’est provisoirement suspendu, et j’espère que ce n’est pas arrêté définitivement parce qu’il y a tellement de choses à faire, notamment pour les jeunes générations, pour leur transmettre l’histoire et éviter qu’on la transmette mal. Parce que mal nommer les choses, c’est aggraver le rapport au passé.
Cette situation ne montre-t-elle pas les limites de l’entreprise d’écrire l’histoire à deux, comme ont voulu le faire l’Algérie et la France ?
C’est vrai que l’histoire est éminemment politique. Toutes les histoires sont politiques, toutes les nations se sont construites sur des récits.
On répète toujours la fameuse « rente mémorielle » en Algérie, mais la France aussi a sa « rente mémorielle ». La tâche des historiens, c’est d’éviter qu’il y ait empiètement de la politique sur le travail historique.
C’est très difficile, parce qu’il y a tellement de proximité entre l’histoire et la politique. C’est un reproche que l’on m’a fait en France de m’être investi dans cette commission mixte.
Certains historiens me disaient qu’il faut garder son indépendance complète, etc. Mais je pense qu’à un moment donné, la tâche d’un historien, c’est aussi de s’engager pour montrer ce qu’a été la réalité de l’histoire. J’ai pris mes responsabilités pour faire en sorte que cette histoire avance. Maintenant, je sais la difficulté qu’il y a entre l’histoire et la politique, bien sûr, c’est évident.
Quant à la possibilité d’écrire l’histoire à deux, je dirai oui et non. Oui, parce que les historiens travaillent ensemble. Personnellement, je travaille avec des historiens algériens depuis quarante ans.
Je peux citer le travail que j’ai fait avec Abdelmadjid Merdaci, qui est un grand érudit algérien, hélas aujourd’hui décédé. J’ai aussi travaillé avec Hassan Remaoun, qui a préfacé mes livres, Mohammed Harbi, Mohamed El Korso, Mahfoud Kaddache et d’autres. Les historiens ont l’habitude de travailler ensemble.
Ce qui est nouveau cette fois, c’est qu’une commission d’historiens puisse être encouragée par les États. Les chefs d’État ont encouragé ce travail et ont donné les moyens de le poursuivre. C’est ça l’opportunité nouvelle pour essayer de surmonter ce traumatisme d’un passé très lourd.
Ce qui est difficile, c’est de pouvoir faire un récit, non pas qu’il soit commun, mais que la société accepte ce qu’on va pouvoir dire, par exemple sur ce qu’a été la pénétration coloniale au 19ᵉ siècle.
Il faut, par le travail des historiens, faire accepter le fait que la population algérienne a décru entre l’arrivée des Français et la fin du 19ᵉ siècle.
Cet exemple de la démographie est un exemple spectaculaire sur la question des massacres. C’est un travail difficile parce qu’il faut ensuite l’exposer aux sociétés. Et est-ce que ces sociétés sont prêtes à entendre ce genre de faits historiques ? Ce n’est pas évident.
L’extrême-droite reproche à Emmanuel Macron d’avoir beaucoup donné à l’Algérie sur la question mémorielle sans rien obtenir en retour. En Algérie, on parle plutôt de goutte-à-goutte mémoriel. Qu’est-ce que le président français a donné de si significatif et qu’est-ce qui était attendu de l’Algérie et qu’elle n’a pas donné ?
Mon rapport était destiné au président français. J’ai proposé au président français des gestes significatifs pour essayer d’avancer sur ce passé colonial.
Ce n’était pas de faire un discours. Parce qu’il y avait eu des discours par le passé. François Hollande avait fait un discours devant l’Assemblée nationale algérienne en 2012 où il avait condamné le système colonial. Mon point de vue était de multiplier les gestes qui permettront d’expliquer aux jeunes générations la réalité de ce qu’était le système colonial.
C’est ce qui a commencé à être fait. Ma position, c’était de faire un travail de pédagogie sur la durée, sur la distance historique, par des gestes significatifs.
Par exemple, à travers la reconnaissance de l’assassinat d’Ali Boumendjel, l’objectif était d’expliquer ce qu’était la mise en place d’un système de terreur pendant la Bataille d’Alger, et puis l’inclure dans les manuels scolaires.
Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent le « goutte-à-goutte ». La reconnaissance de l’assassinat de Larbi Ben M’hidi, Ali Boumendjel, Maurice Audin, les massacres du 17 octobre 1961 : c’est maintenant reconnu officiellement en France, alors qu’avant, il n’y avait rien.
C’est ce qui a donné beaucoup d’espoir au côté algérien qu’on puisse avancer. Aucun chef d’État n’était allé aussi loin. Par exemple, la France avait reconnu en 2005 les massacres du 8 mai 1945 par l’intermédiaire d’un ambassadeur, Hubert Colin de Verdière, et non pas par la voix de Jacques Chirac.
Vous dites que Macron est le président français qui est allé le plus loin sur la question de la mémoire. C’est aussi sous sa présidence que l’Algérie et la France ont connu la plus grave crise de leur histoire. C’est aussi votre formule. C’est un paradoxe ? Comment l’expliquer ?
Absolument. C’est vrai et c’est ce qui me chagrine. Ces gestes, personne ne les avait faits avant lui. Peut-être parce que le président français est tellement allé loin, -c’est une hypothèse, encore une fois, je ne suis pas dans le secret des dieux- qu’il a décidé d’interrompre ce processus-là.
C’est juste un sentiment, ce n’est pas une certitude. Le coup de balancier est revenu très fort de l’autre côté, au moment où l’extrême droite est montée au créneau de manière violente.
Parce qu’ils n’ont pas accepté Maurice Audin, Larbi Ben M’hidi. Ils n’ont pas accepté la reconnaissance des massacres du 17 octobre 1961, ils n’ont pas accepté l’ouverture plus large des archives.
Quand j’ai rendu le rapport de 2021, des députés des Républicains et de l’extrême-droite ont fait une pétition pour demander que l’on me retire la Légion d’honneur française.
Louis Aliot (maire RN de Perpignan) a fait une exposition dans sa mairie contre les recommandations du rapport à la mairie.
En 2021, il y a eu une pétition de filles de harkis contre l’entrée de Gisèle Halimi au Panthéon. La bataille a été très violente, j’ai reçu des insultes, beaucoup de menaces. J’ai été peu aidé, je me suis retrouvé souvent seul dans cette bataille.
En Algérie aussi, il y a eu des critiques, très vives, même si il y a des journaux qui ont défendu les préconisations du rapport. Pour vous dire la vérité, je suis un moment tombé malade à cause de cette histoire.
Vous avez songé à renoncer ?
À un moment donné, oui. À l’été 2023, j’ai pensé effectivement renoncer en me disant que c’était devenu trop dur. Parce que je demandais la restitution des biens de l’Émir Abdelkader qui a été refusée. Donc, à un moment donné, je me suis dit : j’arrête, cela n’avance pas, ce n’est plus possible. J’étais épuisé.
Est-il raisonnable, après tant de morts, pour ne citer que les victimes humaines, de dire que la colonisation n’était pas un drame, comme vient de le faire Marine Le Pen ?
La colonisation n’était pas un drame pour qui ? C’est ça la question. Pour ceux qui vivaient bien de la colonisation, oui, ce n’était pas un drame.
Par contre, pour ceux qui étaient considérés comme des « indigènes », qui vivaient sans droits, sans possibilité d’expression et dans une misère économique terrible, c’était un drame.
Si ce n’était pas un drame, on se demande pourquoi il y avait tant d’Algériens qui avaient rejoint les organisations politiques nationalistes très tôt.
Pourquoi il y a eu ces milliers de militants qui se sont engagés dans un combat ? En 1945, dix ans avant la guerre, il y avait cent mille (100.000) adhérents algériens aux AML (Amis du manifeste et de la liberté) qui étaient pour l’indépendance.
Parce qu’ils ne supportaient plus la condition qui leur était faite. Il faut regarder les faits historiques. Encore une fois, il faut revenir à l’histoire, et la regarder en face.
SUR LE MÊME SUJET :