Le marché noir des devises en Algérie est en chute libre depuis le 10 décembre, mais il n’est pas près de s’effondrer, selon deux économistes interrogés par TSA. Ce dimanche 29 décembre, l’euro est coté à 242 dinars algériens l’unité sur le marché noir.
Le 9 décembre, il a atteint un pic historique à 262 dinars, avant d’entamer sa décrue, entraînant dans sa chute le dollar, la deuxième monnaie étrangère la plus échangée sur le marché parallèle algérien après l’euro.
Ce dimanche, le dollar est proposé à la vente à 236 dinars contre 248 dinars le 9 décembre dernier, soit au lendemain de la décision du président de la République d’augmenter l’allocation touristique pour les Algériens à 750 euros contre l’équivalent de 100 euros actuellement.
Algérie : le marché noir des devises va-t-il disparaître ?
À cette question, l’économiste Brahim Guendouzi répond par la négative. « La baisse actuelle des cours sur le marché informel des devises, dont le fonctionnement reste spécifique, ne peut être que passagère, comme cela arrive couramment sur la plupart des marchés des changes, lorsqu’il y a conjugaison de plusieurs paramètres entraînant soit une tendance baissière, ou l’inverse, une tendance haussière », explique cet enseignant en économie à l’université de Tizi-Ouzou dans un entretien à TSA.
Sur l’effondrement des cours de l’euro et dollar face au dinar algérien depuis le 9 décembre, il l’explique par trois raisons. « Dans le cas plus précis de l’Algérie, trois raisons peuvent être signalées car susceptibles d’influer sur l’évolution des cours des devises, et par la suite sur l’évolution du marché informel », note Brahim Guendouzi.
• La première raison à « trait à l’engagement de l’Algérie, notamment dans le cadre du Groupe d’Action Financière (GAFI), de lutter fermement contre la fuite des capitaux et le blanchiment d’argent ».
« Le renforcement des contrôles douaniers au niveau des frontières, particulièrement dans les aéroports, et l’obligation de déclarer les devises tant à la sortie qu’à l’entrée. Ceci est accompagné par la mise en application de l’ordonnance n°96-22 du 9 juillet 1996, modifiée et complétée, relative à la répression des infractions à la législation et à la réglementation des changes et des mouvements de capitaux de et vers l’étranger », développe-t-il.
Brahim Guendouzi ajoute que la récente recommandation faite par le GAFI à « renforcer la lutte contre le blanchiment des capitaux, peut être considérée comme un signal de prudence de la part de ceux qui opèrent justement dans les réseaux informels ».
Le 25 octobre, le Gafi a ajouté l’Algérie à sa liste des juridictions placées « sous surveillance renforcée », dite liste grise. Cette mesure peut expliquer en grande partie les décisions prises par le gouvernement de s’attaquer au marché informel.
La hausse de l’allocation touristique ne figurait pas parmi les priorités des autorités, même elle faisait partie des promesses électorales du premier mandat du président Abdelmadjid Tebboune.
• La deuxième raison est « liée au nouveau règlement n°24-05 du 13 octobre 2024 modifiant et complétant le règlement n°16-02 fixant le seuil de déclaration d’importation et d’exportation de devises par les résidents et les non-résidents, dont le montant maximum à exporter en cash annuellement est de l’ordre de 7500 € », selon l’économiste.
Pour lui, cette mesure va « certainement influer sur le niveau de la demande de monnaies étrangères sur le marché informel et donc sur les cours de change ».
• La troisième raison de la chute des cours de l’euro et du dollar sur le marché noir en Algérie, réside dans la « valorisation de l’allocation touristique à partir de 2025, passant de la contrepartie de 15 000 dinars en euros annuellement, soit près de 100 euros, à carrément 750 euros par année civile pour les adultes et 300 euros pour les mineurs », souligne-t-il.
Marché noir des devises : l’Algérie face à un dilemme
« Dans ce cas, il y a l’hypothèse selon laquelle les nationaux, en grand nombre, qui sollicitent le change informel pour voyager, préfèrent attendre l’entrée en application de la nouvelle allocation touristique avant de décider de quel montant acheté dans l’informel », remarque Brahim Guendouzi.
« Aussi, les offreurs de devises sur le marché informel, adoptent des comportements des plus rationnels puisqu’ils exigent, en termes de prix, des taux de change rémunérateurs pour pouvoir se départir des devises qu’ils détiennent. Sauf que le gap entre le cours de la cote officielle et celui de l’informel, est devenu trop élevé, ce qui encourage justement l’approvisionnement régulier de ce dernier », détaille le Professeur en économie.
Le marché noir des devises en Algérie est le seul moyen pour les Algériens de se procurer des devises dont ils ont besoin pour voyager, se soigner ou financer les études de leurs études à l’étranger, importer des voitures et d’autres produits.
« Le contrôle des changes exercé par la Banque d’Algérie n’offre pas d’autres possibilités à de nombreux résidents, pour effectuer diverses activités, que de s’adresser au marché informel », pointe Brahim Guendouzi qui rappelle que le marché noir parallèle, « reste toléré par l’autorité monétaire, au vu des possibilités offertes aux personnes physiques de pouvoir ouvrir et alimenter des comptes devises, conformément au règlement n° 07-01 du 3 février 2007, modifié et complété, relatif aux règles applicables aux transactions courantes avec l’étranger et aux comptes devises. »
Si le démantèlement total du marché noir des devises ne semble être à l’ordre du jour du gouvernement pour des raisons liées à son utilité et la politique de change de la Banque d’Algérie, la question de son contrôle, se pose avec acquitté, en raison des risques liés au blanchiment d’argent et à la fuite des capitaux.
Des sommes importantes en devises quittent illégalement l’Algérie chaque année vers l’étranger et d’autres entrent aussi illégalement pour y être recyclées dans l’immobilier, la restauration, etc.
Pour le Pr Guendouzi, les mesures du gouvernement visent à renforcer le contrôle sur le marché noir des devises, en contrôlant les sources d’approvisionnement. Il s’agit aussi de réguler ce marché afin d’éviter une nouvelle flambée préjudiciable des cours.
« L’offre de devises ne doit pas provenir de sources occultes », explique-t-il. Mais la tâche n’est pas facile en raison du caractère opaque de ce marché et des intérêts colossaux qui y sont en jeu.
Alors comment s’assurer que le marché noir des devises est alimenté par des sources saines alors qu’il est opaque par définition ?
« C’est toute la problématique. Si c’est occulte, ce sera du blanchiment d’argent. Pour une partie des sources, il y a une traçabilité », répond Brahim Guendouzi.
Aux mesures liées à l’allocation touristique et à la somme en devises autorisée à l’exportation, l’Algérie a décidé d’interdire le cash dans les transactions immobilières à partir du 1er janvier 2025. L’immobilier, c’est connu, est l’un des secteurs utilisés de par le monde, pour le blanchiment d’argent.
En imposant le chèque dans les transactions immobilières, l’Algérie va fermer l’une des principales portes utilisées pour introduire de l’étranger des devises sous forme de dinars dans le pays.
Pour réduire son ampleur, des économistes disent qu’il faut de la croissance pour générer des devises hors hydrocarbures ?
En plus du contrôle du marché noir des devises pour éviter des opérations de blanchiment d’argent, l’autre problématique qui se pose aux autorités est comment réduire son étendue ?
L’équation est simple : pour réduire le recours aux importations de marchandises et de services, il faut produire davantage en Algérie et développer les exportations hors hydrocarbures pour générer davantage de devises au pays.
« La consolidation des exportations hors hydrocarbures nécessite un important effort d’investissements pour garantir des excédents de produits, de qualité, à destination des marchés extérieurs. L’investissement productif est dans ce cas le moteur de la croissance économique. La diversification des exportations reste un objectif prioritaire dans le cadre de l’actuelle politique économique », soutient Brahim Guendouzi.
Cet économiste estime qu’il « va sans dire que les rentrées de devises réalisées grâce à un effort de développement des exportations hors hydrocarbures, pourraient se traduire par une rétrocession de 50% des recettes en monnaies étrangères à l’indicatif des exportateurs, conformément à un règlement de la Banque d’Algérie ».
Ceci pourrait faire l’objet d’un « mouvement susceptible d’alimenter l’offre de devises sur le marché informel. Or cette hypothèse n’est pas évidente au vu des arbitrages et autres opportunités qui s’offrent aux exportateurs, dont le nombre est en hausse », balaie Brahim Guendouzi.
Une hausse des exportations des produits hors hydrocarbures pourrait plutôt amener la Banque d’Algérie à « assouplir le contrôle des changes en faveur des entreprises résidentes en leur donnant les possibilités d’agir à l’international par l’investissement et non plus par l’exportation uniquement. Wait and see ! », selon Brahim Guendouzi.
Autrement dit : inverser la donne : d’un pays importateur de presque tout, l’Algérie va changer graduellement de statut en réduisant la part des importations de son économie et augmentant la part des exportations hors pétrole et gaz.
Les exportations hors hydrocarbures restent faibles, même si elles ont fortement augmenté ces dernières années, passant de 1,92 milliard de dollars en 2020 à 4,58 milliards de dollars en 2021 et 5,98 milliards de dollars en 2022.
En 2023, les exportations hors hydrocarbures de l’Algérie ont légèrement reculé à 5,06 milliards de dollars, selon le bulletin statistique trimestriel du premier trimestre 2024 établi par la Banque d’Algérie.
Pour le premier 2024, le montant des exportations hors pétrole et gaz de l’Algérie était de seulement 1,06 milliard de dollars contre 1,33 milliards de dollars durant la même période de 2023.
Y-a-t-il un lien entre la croissance et le marché noir des devises ?
Pour un autre économiste, « il y a un lien direct » entre la croissance économique et le marché noir des devises en Algérie.
« Notre monnaie est faible parce que nous ne produisons pas assez de marchandises et de services pour exporter, mais aussi pour satisfaire la demande locale », explique-t-il, en citant les soins et les études à l’étranger, l’acquisition de biens, l’importation de voitures et d’autres marchandises non disponibles en quantités suffisantes en Algérie.
« Tant que les Algériens ont recours à l’importation pour subvenir à leurs besoins, le marché parallèle des devises va exister », tranche-t-il. « En réalité, les Algériens importent beaucoup de produits en ayant recours au marché noir des devises et ce à cause en partie des restrictions aux importations. A cela, il faut ajouter un nouveau qui est la thésaurisation des dinars en devises pour échapper à l’inflation », ajoute-t-il, en donnant l’exemple des voitures.
Dans les années 2000, les voitures neuves étaient disponibles en quantités suffisantes sur le marché algérien et rares les Algériens qui les importaient de l’étranger. Depuis 2019, la donne a complètement changé, avec le blocage des importations, puis des achats au compte-goutte depuis mars 2023, ce qui a créé une grave pénurie d’automobiles neuves dans le pays.
En plus des importations, deux autres moteurs alimentent le marché noir des devises : la fraude fiscale et l’étendue de l’économie informelle. « L’ampleur de l’informel oblige les gens à recourir au marché noir des devises pour thésauriser leurs dinars, acquérir des biens à l’étranger, importer des produits en Algérie… », explique cet économiste qui a préféré garder l’anonymat.
Dans ce contexte, et à moins d’une décision radicale des autorités pour le démanteler, le marché noir des devises, qui est soutenue par une forte demande, ne peut pas disparaître d’une façon brutale. La question est de savoir à quel est le taux « acceptable » de l’euro à partir duquel le marché va se stabiliser ?
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