Dans l’Union européenne, 24 % des engrais azotés utilisés viennent de Russie. Comme pour le gaz naturel, l’UE a adopté des mesures pour une diversification de ses apports. Une situation qui pourrait bénéficier à l’Algérie et l’Égypte.
Une analyse dont se fait l’écho la publication spécialisée Le Sillon Belge selon laquelle : « Des pays comme l’Algérie ou l’Égypte, autres sources importantes d’engrais azotés, devraient voir leur rôle s’intensifier dans les mois et années à venir ».
Fin janvier, la Commission européenne a prévu d’instaurer des droits de douane sur les engrais russes. « Toutes les importations agricoles en provenance de Russie seront soumises aux droits de douane de l’UE », assure la Commission européenne.
« Nous visons à affaiblir davantage l’économie de guerre de la Russie, tout en réduisant les dépendances de l’UE », a souligné le commissaire européen au Commerce, Maros Sefcovic.
2022, flambée des cours des engrais azotés
En 2024, selon Bruxelles, l’UE a importé jusqu’à 2,2 milliards d’euros (Md€) d’engrais.
En France, ces importations sont passées de 402 000 tonnes en 2021 à 750 000 tonnes en 2023 selon les douanes, soit un bond de plus de 85 %.
Le paradoxe est que l’industrie des engrais azotés en Europe est développée. À lui seul le géant norvégien Yara détient 14 usines. L’explication réside dans le processus de synthèse des engrais azotés, le gaz naturel représente 80 % du coût de fabrication.
Des températures de 190°C et des pressions de 250 bars sont nécessaires pour produire de l’urée.
La reprise économique après l’épidémie du Covid-19 puis l’embargo européen sur le gaz naturel russe suite à la guerre en Ukraine a renchéri son prix et a mis en difficulté la filière européenne des engrais azotés. En Europe, des usines d’engrais azotés ont dû cesser leur activité en septembre 2022 durant quelques semaines.
Résultats, de 2021 à 2022, l’UE a accru de 57 % ses importations d’engrais azotés, analyse FranceAgriMer et : « la Russie est devenue le deuxième fournisseur de l’UE, avec une part de marché en hausse de 21 % à 24 % entre 2020 et 2023, derrière l’Égypte avec 27 % ».
Au plus fort de la crise, en mars 2022, la tonne d’urée « départ Port » valait en France 1060 euros contre 462 euros fin février dernier. Elle reste cependant 1,5 fois plus élevée qu’en 2019-2020.
Pour tenter de remplacer le gaz russe, la Norvège dirige l’essentiel de sa production de gaz vers le marché européen soit 124 milliards de mètres cubes en 2024.
En janvier 2024, dans un communiqué, l’Union française des industries de la fertilisation (UNIFA) s’inquiétait déjà des « coûts de production bien inférieurs en Russie », une situation qui se traduit par « une distorsion économique qui contraint les industriels français de la fertilisation à réduire leur activité ».
La Russie, comme l’Algérie, dont les exportations hors hydrocarbures sont constituées à 80 % d’engrais azotés, et l’Égypte présentent l’avantage de posséder des gisements de gaz naturel et donc de disposer d’un avantage comparatif sur leurs concurrents européens.
Inquiétude des paysans français
À l’occasion du bilan annuel 2023, Florence Nys, la déléguée générale de l’UNIFA rappelait que : « Nous avons observé un attentisme marqué des commandes entre novembre et décembre 2022 ».
Face à la hausse du prix des engrais, les pratiques des agriculteurs ont changé. « Ils ont modifié leurs assolements avec des cultures moins consommatrices d’azote, comme le tournesol », indiquait-elle.
Cependant, les mesures de l’UE inquiètent les agriculteurs européens. Si l’Unifa s’en félicite, elle demande cependant que ne soit pas perturbé l’approvisionnement des agriculteurs.
En décembre 2022, la Commission européenne a suspendu les droits de douane appliqués à l’urée et l’ammoniac jusqu’au 17 juin 2023. Ces droits de douane avaient été maintenus pour la Russie et la Biélorussie.
Dès cette annonce, l’Association générale des producteurs de blé (AGPB) l’a approuvé et a demandé qu’elle soit prolongée et étendue « à l’ensemble des engrais azotés et phosphorés ».
Algérie, des exportations d’engrais en hausse
En matière d’exportation d’engrais azotés, l’Algérie joue dans la cour des grands. Selon l’UNIFA en Europe, par ordre d’importance : « la Russie, les États Unis, l’Égypte, l’Algérie, le Trinidad sont les pays fournisseurs les plus importants ».
Ces dernières années, la capacité d’exportation des engrais azotés a augmenté en Algérie.
Fin 2022, la direction d’Asmidal (filiale de Sonatrach) avait indiqué que « l’Algérie a produit, en matière d’engrais spécialisés, 3 millions de tonnes d’urée, 2 millions de tonnes d’ammoniaque et 2 millions de phosphates bruts traités. Soit 7 millions de tonnes ». Des engrais produits dans les usines d’Annaba et d’Arzew fonctionnant au gaz naturel.
En juillet 2024, le quotidien El Watan indiquait que pour Fertial, l’un des résultats les plus remarquables de cette année était la remise en service, après cinq ans d’arrêt, de l’unité de production d’urée-ammonitrate, un engrais liquide contenant 32 % d’azote.
Cette relance renforce non seulement la capacité de production industrielle de Fertial, mais répond également à une demande croissante, tant sur le marché national qu’international, selon le même journal.
Cette remise en service constitue un sérieux atout pour l’export. Les céréaliers européens ont l’habitude d’utiliser ce mode de formulation. Il leur suffit pour cela de changer les buses de leur pulvérisateur.
Le quotidien rappelait la stratégie du groupe d’Asmidal dont Batouche Boutouba, le directeur général du groupe, indiquait en juillet 2024 : « La production de matières pétrochimiques à haute valeur ajoutée, telles que les engrais et autres fertilisants, constitue désormais un axe prioritaire pour répondre à la demande croissante sur les marchés nationaux et étrangers ».
La concurrence des engrais venus d’Égypte
Avec une production de 10 millions de tonnes, le secteur des engrais est en forte croissance en Égypte et il peut concurrencer l’Algérie. Avec près de 1 milliard de dollars en 2021, ce secteur constitue le second excédent commercial après celles générées par les rentrées financières liées à l’activité du canal de Suez. En 2023, les exportations d’engrais de l’Égypte ont atteint 2,2 milliards de dollars, soit une augmentation de +127 % en un an.
L’industrie égyptienne s’adapte aux conditions des normes environnementales européennes de 2023 visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Elles visent à soutenir les efforts de décarbonation de l’UE « tout en protégeant les entreprises européennes de la concurrence de produits importés moins-disants en matière d’émissions de gaz à effet de serre » comme l’avoue en décembre 2024 une analyse du ministère français de l’Agriculture.
Dès 2021, une entreprise norvégienne a conclu un accord avec des producteurs égyptien d’ammoniac pour produire de l’hydrogène vert utilisé dans la fabrication des engrais.
En 2023, le Qatar annonçait construire « la plus grande usine d’ammoniac bleu au monde ». L’usine devrait capturer le CO2 produit durant le process industriel de production d’ammoniac d’où le label « bleu » par opposition au « gris » durant lequel les gaz à effet de serre sont rejetés dans l’atmosphère.
De telles mesures devraient permettre l’accès des engrais égyptiens au marché de l’UE après 2023. Cependant, une note de 2022 du service économique de l’ambassade de France en Égypte faisait remarquer que ces exportations pouvaient être « limitées momentanément à court terme par les besoins du marché domestique dans le secteur du blé ».
Les exportateurs privés et publics doivent tenir compte de la demande locale en engrais. Celle-ci augmente à la faveur des plans égyptiens de développement agricole du pays.
Déjà en 2013, les pouvoirs publics avaient imposé une taxe de 400 livres égyptienne (£E) par tonne d’engrais exportée. L’objectif était d’amener les entreprises locales à approvisionner en priorité le marché égyptien. Celles-ci préféraient vendre leur production à l’étranger au prix de 2.000 £E la tonne contre 1 400 £E sur le marché local.
Algérie, croissance de la demande en engrais
La demande locale en engrais azotés est également croissante en Algérie. De nombreux essais montrent leur effet décisif. En 2015, dans un essai réalisé par l’université de Ouargla, l’apport de doses croissantes d’urée de 260, 326, et 390 kg/ha a permis d’obtenir respectivement 46, 60, et 73 quintaux contre seulement 31 en absence d’engrais.
Cette demande est liée à l’augmentation des surfaces de l’agriculture saharienne. Pour éviter toute revente d’engrais subventionnés, les agriculteurs ne peuvent acheter qu’un quintal d’urée à 46 % d’azote par hectare travaillé.
Ce qui équivaut à 46 kg/ha. Dans le cas du blé dur, chaque quintal produit nécessite 3,5 kg d’azote, ce qui, dans les conditions actuelles de vente, ne permet de produire que 13 quintaux de blé.
À l’étranger, les fabricants ajoutent à l’urée des adjuvants permettant une libération plus lente de l’azote à l’image de l’insuline retard. Cette formulation inconnue en Algérie permet de réduire des pertes de 40 % du fait de la volatilisation de l’ammoniac sous climat chaud.
Outre les superficies en céréales, l’épandage d’engrais est possible sur les jachères pâturées. La biomasse produite peut alors tripler. Les surfaces concernées sont voisines de 40 % des superficies céréalières nationales.
L’importance stratégique des engrais
D’autres formes d’utilisation de l’urée sont possibles à l’image du norvégien Yara qui produit du Rumistan. Une forme d’urée utilisée couramment par les éleveurs laitiers européens et utilisable chez les ruminants (vaches et moutons).
À raison d’une dizaine de grammes par kilo d’orge, le potentiel d’utilisation de l’urée en Algérie est considérable. Pour sa part, l’Institut technique de l’élevage de Baba Ali (Alger) a mis au point un procédé d’enrichissement de la paille à base d’urée. Ces usages restent cependant inconnus des éleveurs.
De par sa production d’engrais azotés, Fertial constitue un atout certain pour la balance commerciale nationale et le développement de l’agriculture en Algérie.
Sur le marché mondial, les engrais azotés constituent aujourd’hui un enjeu géopolitique mais doivent répondre à des normes environnementales, ce qui ne peut que renforcer la concurrence entre pays producteurs.
L’Algérie a bien compris l’importance stratégique des engrais. « Ça devient le produit (les engrais) le plus stratégique au monde, plus que le gaz et le pétrole (…). Celui qui détient les engrais détient pratiquement un pouvoir de décision énorme », a déclaré le président Abdelmadjid Tebboune lors de l’inauguration de la 31e édition de la Foire de la production nationale d’Alger en décembre 2023.
SUR LE MÊME SUJET :
Algérie – Maroc : les engrais, nouveau terrain de bataille en Afrique