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France : les engrais marocains au centre d’un scandale

La chaîne de télévision française M6 a fait sensation ce 26 janvier avec son émission Zone interdite consacrée au cadmium, un produit présent dans les engrais phosphatés en provenance du Maroc.

L’enquête sur « ce poison insoupçonné dans nos assiettes » n’est pas passée inaperçue des consommateurs.

Le cadmium, « ce poison insoupçonné dans nos assiettes », peut « provoquer des maladies neurologiques, comme le saturnisme, et des cancers, ou agir comme un perturbateur endocrinien », selon l’émission de la chaîne française.

Un dossier de santé explosif

Les chiffres avancés sont explicites. « En France, 47 % des adultes et 18 % des enfants présentent un taux de cadmium supérieur au seuil recommandé par l’Anses », selon Santé Publique France, « faisant de l’Hexagone le pays occidental le plus touché », note Télé 7 Jours qui a repris l’émission. Où trouve-t-on le cadmium ? : « Dans les pains, les céréales, les pâtes, les fruits, les légumes, les végétaux… »

Quant à son origine, le magazine français explique qu’il « est aussi présent dans le phosphate contenu dans les engrais épandus dans les champs pour améliorer le rendement des sols. Le problème est que les fabricants d’engrais achètent le phosphate au Maroc, où la teneur en cadmium est plus élevée qu’en Floride ou en Arabie Saoudite ».

L’explication d’un tel choix réside, selon la même source, dans le fait que le Maroc, « pays avec lequel un accord de libre-échange a été signé, leur fait économiser 40 euros de frais de douanes par tonne importée ».

Quant aux solutions, il faudrait surtout que « l’État s’empare sérieusement du sujet, réduise les taux de cadmium aujourd’hui autorisés dans le phosphate (en passant de 60 à 20 grammes par tonne) et dépollue les sols avec de la terre saine », résume Télé 7 Jours.

Les agriculteurs français accros aux engrais

L’importance de la présence de cadmium dans les aliments en France pourrait être expliquée par les pratiques ayant cours dans ce pays. Concernant les engrais phosphatés, pendant de nombreuses années a prévalu la théorie de « la vieille graisse ».

Une théorie justifiant l’apport d’engrais au-delà des besoins des plantes afin de constituer des réserves dans le sol qui facilitent l’absorption des plantes.

À cela, certains cabinets de comptabilité agricole ont conseillé, durant de nombreuses années, aux agriculteurs d’acheter et d’épandre plus d’engrais que le sol n’en demande, et cela, en particulier pendant les années de bonne récolte, au motif de renforcer la colonne « dépenses » de leur bilan. Une pratique devant permettre de payer moins d’impôts.

Engrais nocifs pour la santé : réactions indignées de la presse marocaine

Le reportage des deux journalistes de M6 qui ont enquêté sur le cadmium et qui sont à l’origine de l’émission n’est pas passé inaperçu en France.

La veille de sa diffusion, le quotidien Le Parisien Libéré titrait : « Quatre questions sur le cadmium, un métal omniprésent… dans nos assiettes ». Tandis que le lendemain, la rubrique santé du quotidien Midi Libre titrait : « Du cadmium dans le pain, les légumes, les fruits… quel est ce dangereux poison mis au jour dans Zone interdite ? »

Quant au média en ligne Reporterre, il notait le lendemain de l’émission : « Une surexposition qui place notre pays parmi les plus touchés au monde. Le cadmium est utilisé notamment dans divers engrais chimiques, dont la France est grande consommatrice ».

Mais c’est au Maroc que la presse a été la plus virulente. Non pas pour s’inquiéter de la santé des consommateurs français, mais pour dénoncer « un reportage biaisé » comme l’écrit Challange.ma et des « allégations, ressassées par M6 » et traitant d’une question « où désinformation et pressions de lobbies s’entremêlent », comme indique le média HesPress.

À propos de lobbies, il est vrai qu’à travers le monde, il existe des exportateurs d’engrais phosphatés, dont la teneur en cadmium est inférieure à 20 mg/kg de P2O5, notamment au Canada, en Égypte, en Afrique du Sud, en Russie et en Arabie Saoudite.

En juin 2021, le député Christian Jacob a interpellé le ministre de l’Agriculture et de l’alimentation en déclarant : « Il est souhaitable d’encourager fortement l’utilisation d’engrais phosphatés, dont la teneur en cadmium est inférieure à 20 mg/kg de P2O5 », compromis raisonnable compte tenu de l’offre abondante de sources alternatives de phosphore « propre ».

Engrais marocains : jusqu’à 200 mg de cadmium par kilo

Pour sa part, Médias24 a titré que « les teneurs en cadmium des engrais marocains exportés vers l’UE sont inférieures aux seuils réglementaires » et indique que « depuis le 1ᵉʳ janvier 2025, les engrais marocains exportés vers l’UE présentent une teneur en cadmium réduite à moins de 20 mg /kg de P2O5, nettement inférieur au plafond réglementaire [qui est de 60 mg/kg de P2O5] ».

Selon une compilation réalisée par le site Western Sahara Resource Watch, alors que l’Office Chérifien des Phosphates (OCP) déclare des taux de cadmium de « 29,5 à 72,7 mg de cadmium/kg, une commission du Parlement Européen cite des niveaux de cadmium de « 38 à 200 mg /kg de P2O5) » ».

Quant à l’OCP, nulle trace sur son site Internet du taux de cadmium de ses engrais ni de ceux illégalement exploités au Sahara occidental. Les opérations de dépollution des phosphates naturels nécessitent des process industriels complexes et des investissements conséquents, dont l’OCP ne fait nullement mention alors que l’office marocain n’est pas avare en informations lorsqu’il s’agit d’environnement.

L’OCP revendique, en effet, 86 % de ses besoins énergétiques couverts par l’énergie verte, dont l’éolien, l’utilisation de stations d’épuration des eaux usées et vise « la neutralité carbone d’ici 2040 ». Cependant, rien sur le taux de cadmium de ses produits.

Aussi, dans ces conditions, reste-t-il étonnant, que les engrais de l’OCP puissent prétendre à un étiquetage « faible teneur en cadmium », comme se plaît à le mentionner le site HesPress.

Un coup dur pour le Maroc

L’intérêt des consommateurs français pour leur santé illustré par l’impact du reportage de M6 est un coup dur pour la filière engrais au Maroc, qui est un pilier de l’économie du royaume.

Il s’ajoute aux autres déboires de la filière, tel l’arraisonnement par l’Afrique du Sud dans le Port Elizabeth en mai 2017 d’un cargo chargé de 50.000 tonnes de phosphate parti de Laâyoune, au Sahara occidental, et se dirigeant vers la Nouvelle-Zélande. Une mesure faisant suite au dépôt d’une plainte par le Front Polisario.

À cela, s’ajoutent des droits de douane à 19,97 % contre 14,21 % auparavant réclamés et obtenus en 2021 par Mosaic, un concurrent américain de l’OCP.

Ce dernier ayant contesté la mesure, mais en novembre 2024, le Département du Commerce des États-Unis a décidé d’un relèvement à 16,81 % des droits de douane sur le phosphate marocain.

Ce qui explique que de 21 % en 2019, la valeur des exportations vers les USA s’est réduite jusqu’à 4 % en 2022. Autre souci pour l’OCP, le cabinet d’avocats du groupe Mosaic a financé la campagne du candidat Donald Trump.

Sur le continent africain, l’OCP a beaucoup investi, notamment vers l’Ouest africain, à travers sa filiale OCP-Africa créée en 2016.

Des 300.000 tonnes commercialisées en 2013, les exportations sont passées à 2,3 millions de tonnes en 2023. Cependant, dès 2020, elle a dû faire face à la concurrence accrue du russe PhosAgro et du saoudien Maaden.

Récemment, le marché éthiopien d’un million de tonnes annuel a été perdu. Le chiffre d’affaires d’OCP en Afrique est en dents de scie : 27 % en 2017, mais 18 % en 2021 et 28 % en 2023.

Maaden a ouvert un bureau commercial à Johannesburg, signe de « sa volonté de s’étendre plus largement sur le continent », note l’analyste Estelle Maussion.

En plus de la Russie et de l’Arabie Saoudite, le Maroc doit faire face à la concurrence des engrais en provenance d’Algérie qui a lancé l’exploitation d’une mine géante de phosphate à Tébessa, avec l’ambition de devenir un acteur premier dans ce domaine. Dans ces conditions, le marché européen reste capital pour l’OCP.

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