TRIBUNE. « Un problème bien posé est à moitié résolu. H. Bergson ». Les peuples du Maghreb sont comme une fratrie. Génétiquement et ethniquement très proches, procédant des mêmes parents, mais individualisés avec des personnalités différentes.
Il n’y a aucun doute que depuis des millénaires, des populations s’étaient fixées dans cette région du monde. Ibéromaurusiens, Capsiens, Paléoberbères puis Berbères s’y établirent.
L’Afrique du Nord, formant une vaste région enfermée dans des limites naturelles, la Méditerranée au Nord, l’Océan Atlantique à l’Ouest et les zones désertiques au Sud et à l’Est, a eu largement le temps de produire sa culture autochtone, sa langue primordiale et son anthropologie, forcément adaptée à la nature géo-climatique locale.
Son islamisation et son arabisation subséquente l’ont alors spirituellement et culturellement profondément homogénéisé.
Depuis plusieurs siècles avant l’ère chrétienne, elle commença cependant à se structurer en au moins trois pôles de pouvoir, correspondant plus ou moins aux trois principaux États actuels.
Tels des frères jaloux, ils entretinrent une rivalité entre eux depuis des siècles. Depuis l’ère de la présence carthaginoise puis celle du bas Empire Romain, guerres intestines, fausses alliances et trahisons ont marqué leurs relations.
Au XIXe siècle, l’Empire colonial lui surimposa la langue et la culture françaises, stimulant par réaction les sentiments identitaires à travers un nationalisme naissant.
L’État-nation, forme moderne de gestion des sociétés européennes, s’imposa comme idéal pour chacun des trois peuples, du moins de leurs élites politiques en formation.
Révolution algérienne
La révolution pour l’indépendance de l’Algérie devait marquer une rupture psychologique, un changement mental très profond. Pour retrouver sa souveraineté, le peuple devait suivre son élite révolutionnaire en entamant une mutation sociologique passant de l’ère tribale à celle de la nation. Processus lent, douloureux, parsemé d’embûches, mais actuellement en voie de consécration.
Bien que n’ayant pas accompli de révolution, la Tunisie s’est retrouvée sur une même trajectoire.
Sous le protectorat, elle avait déjà établi la République, s’était voulue même laïque, s’inspirant de la Révolution française et du Kémalisme turc. Une élite intellectuelle moderne s’était rapidement imposée. Le Maroc, lui aussi sous protectorat, connut une autre évolution.
L’État marocain s’était figé sous forme de Makhzen (qui veut dire entrepôt des richesses) et de Bled es siba (siba signifiant dissidence). La terminologie politique marocaine actuelle en est encore imprégnée.
Le Makhzen, c’est le territoire sur lequel s’exerce l’autorité de l’État central, Bled es siba les territoires rebelles qui s’étendent vers le Sud, dans le Haut et le Moyen Atlas et le Rif.
Avec l’indépendance de l’Algérie révolutionnaire, tiers-mondiste, socialiste de surcroît et proche du camp soviétique, le régime marocain, à peine débarrassé nominalement du protectorat français, se sentait menacé par ce seul et unique voisin de l’Est.
Le nom même « Algérie » serait une invention française, selon eux
Ce dernier risquait de devenir un exemple dangereux pour lui en offrant un modèle à une subversion populaire toujours possible.
La famille régnante devait avoir recours à la rhétorique de la continuité historique de l’État, de sa filiation à la lignée du Prophète de l’Islam et de sa grandeur putative.
Le narratif étant toujours un recours fragile, une alliance avec l’Occident devait équilibrer le poids de l’Algérie. Malgré cette stratégie, le Maroc resta un pays pauvre et surpeuplé par rapport à ses moyens naturels.
La colonisation du Sahara Occidental était censée lui donner une profondeur stratégique, allonger notablement sa façade maritime et renforcer son statut de producteur de matières premières et halieutiques, stabilisant ainsi son régime.
La réaction d’Alger, tenant à la charte des Nations-Unies et surtout effrayé par l’expansionnisme du royaume chérifien depuis son attaque armée surprise à l’aube de l’indépendance, fut cependant problématique et les deux pays se sont mis sur deux trajectoires différentes.
Dans toute guerre, froide ou chaude, les belligérants s’appuient sur deux piliers : l’un militaire, l’autre idéologique. Les armes dissuadent ou détruisent l’ennemi.
Les idées mobilisent le peuple pour qu’il accepte les sacrifices à consentir. Mais l’art de la guerre consiste aussi, à affaiblir, ou mieux encore, à détruire ces deux piliers chez l’ennemi, c’est-à-dire autant ses armes que son mental ou son moral.
Adepte des idées de Carl Schmitt, le Maroc veut, en plus, consolider sa propre Nation en diabolisant son voisin pour provoquer en réaction une animosité des Algériens ; animosité très utile à exploiter pour mobiliser l’opinion publique autour du palais royal.
Pris en étau entre, d’une part, son besoin d’alliance avec le pôle occidental pour se sécuriser militairement et diplomatiquement et, d’autre part, les risques que cela puisse constituer une incitation à la résurgence du « Bled es siba » au vu des difficultés internes, mais aussi dues à l’alignement stratégique, mais contre nature sur les choix sionistes, le pouvoir marocain se devait gonfler son image de puissance pour dissuader l’Algérie.
Les revendications territoriales sur une grande partie de l’Ouest algérien inondent les discours politiques et les réseaux sociaux marocains.
La volonté de s’approprier toutes les valeurs patrimoniales culturelles du Maghreb deviennent obsessionnelles.
La dénomination même des Marocains en arabe s’est subtilement transformée de « marroqui » (dont l’origine est marrakchi, c’est-à-dire de Marrakech) à « moghrabi » (ou Maghrébin) ; la dérive lexicale permettant peu à peu, l’appropriation de la « maghrébinité » et donc du Maghreb en entier.
La cuisine, les gâteaux, les tenues vestimentaires, la musique, l’architecture, les mosaïques… de l’ensemble maghrébin ou plus spécifiquement des contrées algériennes appartiendraient tous au Maroc !
Plus pernicieux encore, l’intelligentsia marocaine, associée à la droite française coloniale et revancharde ainsi qu’au lobby franco-sioniste, répètent inlassablement que l’Algérie n’a pas d’histoire, n’était pas un État avant la colonisation et encore moins une nation, n’a été que le résultat d’une création française et qu’elle a bénéficié injustement d’un découpage territorial lui offrant des terres marocaines.
Le nom même « Algérie » serait une invention française, selon eux.
L’objectif étant bien sûr d’affaiblir le sentiment national des Algériens, de disloquer sa cohésion interne, de l’exposer au doute et, in fine, de délégitimer l’État algérien lui-même pour l’amener à faire résipiscence et à intégrer l’ordre libéral tout en acceptant l’expansionnisme de son voisin.
Quelle que soit l’évolution des rapports entre les deux pays voisins du Maghreb, il est évident que la fracture est en voie de s’aggraver.
Un Maghreb divisé par la faute de ses dirigeants devient, encore une fois depuis son antique histoire, une proie plus facile pour les appétits des divers Empires.
Suite : L’Algérie algérienne
*Président de Jil Jadid