Proche d’Emmanuel Macron et de François Hollande, l’avocat, écrivain et homme politique français Jean-Pierre Mignard livre dans cet entretien à TSA sa lecture des développements de la crise entre l’Algérie et la France, quelques jours après avoir cosigné avec le franco-algérien Yazid Sabeg une tribune dans laquelle les deux hommes ont proposé un plan pour mettre fin à la brouille entre les deux pays.
Dans cet entretien, Mignard insiste sur la nécessité de mettre la relation bilatérale à l’abri des contingences politiciennes et de l’action de certaines personnalités comme le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau. Estimant que le président Emmanuel Macron a maintenant décidé de reprendre le dossier de la relation France – Algérie, l’avocat plaide pour la désignation de personnalités de haut niveau de compétence et d’estime pour gérer l’application des accords bilatéraux objet de désaccords. Pour une telle mission, Mignard semble particulièrement séduit par le profil de l’ancien chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian.
Le président Emmanuel Macron s’est enfin exprimé sur la crise avec l’Algérie. Peut-on dire qu’il a désavoué son ministre de l’Intérieur et qu’il a décidé de reprendre le dossier ?
Oui, je le crois. En effet, sa déclaration de Lisbonne fait suite à des propos très offensifs et très agressifs du ministre de l’Intérieur qui ont été repris par le Premier ministre M. François Bayrou, celui-ci évoquant pour la première fois la possibilité d’anéantir les effets des accords de 1968 et des accords postérieurs.
D’une certaine manière, le président a dit : non, ce n’est pas la bonne solution. Cela signifie que ce dossier est implicitement repris par la présidence de la République. Je dirais aussi qu’il échappe désormais et au ministre de l’intérieur et au Premier ministre et retourne dans le domaine réservé du président de la République. Donc c’est un échec pour ceux qui pensaient pouvoir en faire une situation antagonique avec la République algérienne.
Le président a-t-il toutes les cartes en main, sachant qu’il dépend en quelque sorte de l’extrême-droite pour maintenir en vie le gouvernement ?
C’est d’abord le chef de l’État, donc il ne doit dépendre de personne, certainement pas de l’extrême-droite, laquelle l’a toujours combattu.
Deuxièmement, on n’a pas besoin d’être un grand observateur politique pour comprendre que le jeu, l’objectif de l’extrême-droite, c’est la déstabilisation des relations entre la France et l’Algérie pour aboutir à ce qu’il n’y ait plus de relation du tout. Et le président le sait.
Je l’ai accompagné deux fois à Alger comme j’avais d’ailleurs accompagné le président Hollande. Il était favorable sur le plan mémoriel, et c’est un progrès, à la reconnaissance par la France des méfaits de la colonisation.
On sait dans quelles conditions tout cela s’est peut un peu détérioré et notamment sous la pression des nostalgiques de l’Algérie française et de l’extrême-droite française.
Mais aujourd’hui, il a décidé de ne pas laisser ce dossier dévaler la pente est terminer dans l’abîme. Il a décidé de bloquer le processus qui était en cours et qui était en effet dangereux et dévastateur pour la relation franco-algérienne.
Et que doit-il faire maintenant pour amorcer le règlement de la crise ?
Dès lors que l’appréciation objective de la relation franco-algérienne est aujourd’hui très marquée par la pression politique, ou la pression politicienne, l’application des traités doit être faite de la manière la plus sereine et objective, sans volonté agressive et destructrice.
Deuxièmement, s’il y a des décisions à prendre dans le cadre de l’amélioration du traité de 1968 et des traités postérieurs jusqu’à 2001, cela doit être fait par un comité de suivi des traités, une commission permanente composée de personnalités de haut niveau de compétence et de au niveau d’estime de part et d’autre, qui suivent l’application des traités précisément pour les faire échapper à la tentative de subversion politicienne.
La question des OQTF (obligation de quitter le territoire français, ndlr) est une vraie question. C’est une question qui ne peut pas se régler en menaçant l’Algérie par des rapports de force. Elle doit se régler dans le cadre d’une compréhension mutuelle du fait que la France ne peut pas conserver sur son territoire des personnes qui doivent le quitter.
Vous vous rendez compte de la situation dans laquelle la France se trouverait de devoir maintenir les gens dans des camps de fortune ou de devoir, comme certains pays européens le font, rechercher des pays lointains pour les y mettre. Les personnes de nationalité algérienne qui doivent quitter le territoire français doivent être reçues et c’est à l’Algérie et à la France de voir en bonne intelligence comment cela peut se faire dans des conditions acceptables sur le plan pratique et juridique pour les deux pays.
Cela ne peut pas se faire dans un climat d’agression où on dit : si vous ne faites pas cela , on annule les traités. C’est d’autant plus absurde que ces traités sont anciens et multiples.
Les accords de 1968, qui ont donné en effet un certain nombre d’avantages aux Algériens, l’ont été aussi parce que la France avait besoin des travailleurs algériens qu’elle connaissait bien et qui connaissaient bien sa langue, ce qui était considérable pour l’industrie française. Donc, un peu de calme.
Les accords de 1968 ce n’est pas un cadeau que la France a fait à l’Algérie, nous avons été très satisfaits de pouvoir compter sur de savoir-faire professionnel et les capacités linguistiques des travailleurs algériens.
Au lendemain du message d’apaisement du président Macron, l’agence de presse algérienne a dénoncé le refoulement d’un aéroport français de la femme d’un ambassadeur algérien. M. Retailleau est-il en train de faire de la résistance?
Si cela se confirme, c’est en effet une mesure vexatoire et pas très digne. Il faut savoir que M. Retailleau n’est pas un ami du président Macron, pas du tout. Il a toujours combattu les positions politiques d’Emmanuel Macron. M. Retailleau appartient à un courant qui est très à droite dans la droite.
Sur ce point, qu’il n’y ait pas de rapidité, de célérité dans les instructions données aux services de police, pour savoir qui refouler et comment refouler, c’est tout à fait possible. La situation politique française est quand même compliquée.
Tellement compliquée qu’un dossier de politique étrangère se retrouve géré par le ministre de l’Intérieur ?
Mais il faut aussi dire qu’il y a d’autres positions qui se font entendre. J’entendais M. Le Drian (Jean-Yves, ancien ministre des Affaires étrangères, ndlr) qui reste une personnalité politique importante en France même s’il n’occupe plus de fonction ministérielle. Il disait tout le contraire sur la question de la gestion de l’accord de 1968 et plus généralement de la relation franco-algérienne.
Il estime qu’elle doit rester spéciale et mise à l’abri des entreprises de déstabilisation politique, même s’il faut admettre qu’il puisse y avoir ici et là des désaccords. Dans les traités, il y a toujours des désaccords. La question n’est pas qu’il y ait des désaccords ou pas entre la France et l’Algérie. Il faut avoir un état d’esprit pour savoir comment on lève les désaccords.
Que le ministre de l’Intérieur, il y en a peut-être d’autres, tenteront de contredire cet état d’esprit, c’est tout à fait possible et tout à fait probable. Donc, il faudra que le président de la République soit très strict et que notamment l’appréciation de ces accords du côté des deux parties, la France et l’Algérie, soit confiée à des personnes de très haut niveau de compétence et de très haut niveau d’estime.
Cette situation est inacceptable parce que il y a des millions d’Algériens en France, des millions de franco-algériens. On ne va pas prendre les populations en otage, c’est inacceptable et le président de la République l’a compris.
On ne peut pas empêcher M. Retailleau de parler, il est ministre de l’Intérieur. Mais si le ministre de l’Intérieur va sur des terrains qui ne sont plus les siens, il y a un dysfonctionnement.
Je pense que le Premier ministre n’avait pas à valider partiellement les propositions de Retailleau en menaçant de rompre les accords de 1968 et postérieurs. Donc je répète qu’il faut faire échapper l’application de ses accords, qui sont essentiels pour nos deux pays, qui engagent tellement nos deux pays, à un seul ministre et aux idéologies.
C’est à la présidence de la République de s’organiser et de trouver une formule de travail avec la présidence algérienne. Si on veut sortir des problèmes, il faut que les questions soient traitées à ce niveau-là.
M. Retailleau est-il en campagne électorale ?
Vous êtes sincère quand vous posez cette question ? C’est évident, bien sûr !
Vous évoquiez des personnalités auxquelles il faudra confier le dossier. l’Élysée a-t-il un projet dans ce sens ? Y a-t-il des noms ?
Je ne sais strictement rien. Ce que je peux dire, c’est qu’il y a d’une part le ministre des Affaires étrangères, et puis j’ai entendu l’entretien à LCI de M. Le Drian, et il m’a semblé que la position prise par le Président de la République est très exactement conforme à ce que disait M. le Drian. Ça reste mon avis.
Ce que je veux dire, c’est qu’il faut des personnalités comme lui, qui sont dotées d’une grande culture historique, savent l’importance de la relation franco-algérienne et veulent la sauver. Donc je pense en effet qu’il fait partie des personnalités. Il en existe aussi du côté algérien, qui mettent les rapports entre nos deux pays à l’abri des contingences politiciennes, de tous les côtés.
Le président algérien Abdelmadjid Tebboune a aussi cité des noms de personnalités françaises respectées en Algérie, Jean-Pierre Chevènement, Dominique de Villepin…
J’ajoute Jean-Yves Le Drian, il y en a forcément d’autres. Cela c’est ce de quoi aujourd’hui les plus hautes autorités françaises et algériennes vont discuter. C’est aux présidents algérien et français de s’entretenir et de décider. Il ne faut pas laisser le soin aux autres de mettre de la confusion et du trouble dans les relations franco-algériennes.
Vous pensez que, malgré tout, la relation est toujours récupérable ?
Il n’y a pas d’autre solution entre la France et l’Algérie que de constamment se récupérer, pour des raisons géographiques, pour des raisons humaines, pour des raisons historiques, pour des raisons de développement.
Je veux dire que les deux pays sont contraints, c’est sûr, mais je souhaiterais qu’ils adhèrent à une attitude de mutualisation des risques. Quand on regarde aujourd’hui les guerres, la question climatique, le développement, l’Algérie est un immense pays, et pour des tas de raisons, je pense que la France doit rester une amie de l’Algérie.
Ce qui veut dire d’ailleurs qu’elle doit être très nette sur le passé et sur l’histoire coloniale et qu’elle dise sans aucune espèce de réserve que les drames de la colonisation c’est d’abord la responsabilité de la France.
Il y a aussi l’aspect économique…
Entre les deux pays, ça me semble essentiel. Je suis vraiment peiné de voir que des éléments aussi essentiels posent question. On a beaucoup à faire et à partager. Je voudrais qu’on parle beaucoup plus des dossiers positifs, d’avenir que d’un passé mal digéré par des gens qui ont un ulcère à l’estomac à chaque fois qu’ils parlent de la relation franco-algérienne.
Économiquement, les deux pays ont besoin l’un de l’autre. La France est un grand pays développé de l’Union européenne, Algérie est le plus grand pays d’Afrique avec des potentialités immenses, des cadres bien formés, etc. Et puis je dirais que l’Algérie et la France, ça ne fera pas deux, ça fera trois.
Mais depuis le début de la crise, l’Algérie n’a pas d’interlocuteurs crédibles…
Ce n’est pas faux. Je reconnais que c’est difficile de parler avec M. Retailleau, et c’est pour cela que je pense qu’il faut qu’il y ait un comité de suivi de ces accords qui échappe aux contingences politiques.
L’État algérien et l’État français doivent se mettre d’accord sur le fait que les populations en jeu, les intérêts en jeu sont tellement importants que ça mérite un comité de suivi de l’application de ces accords sous la double responsabilité des présidents algérien et français.
Peut-on dire que les réseaux qui entretiennent la relation ont cessé de fonctionner ?
Cela n’a peut-être pas fonctionné comme cela devait l’être. Ça fonctionnait dans le passé, c’est sûr, seulement il y a eu un certain nombre de crises politiques en France, qui se sont traduites par des changements de gouvernement et il est sûr que les canaux de la relation en ont souffert ou ont été provisoirement étouffés.
Comment expliquer que l’Algérie et la France traversent la pire crise sous un président français considéré comme celui qui est allé le plus loin sur le dossier mémoriel ?
J’ai accompagné en Algérie François Hollande puis par deux fois Emmanuel Macron. Emmanuel Macron était-il sincère ? Je réponds sans hésiter : oui.
Du fait précisément de la montée de l’extrême-droite et des sentiments nationalistes, il y a eu une contre-offensive vis-à-vis de laquelle, je pense, le président et tous les amis de l’Algérie n’ont pas été assez fermes. Il fallait être plus ferme. Les contingences politiques françaises ont beaucoup pesé.
Du fait donc de ces contingences politiques et de la montée de l’extrême-droite, la crise entre l’Algérie et la France était inéluctable ?
Naturellement, l’extrême droite veut jeter, sur tous les sujets, de l’huile sur le feu. Elle n’est pas là pour résoudre les problèmes, l’extrême-droite. Elle est là pour les aggraver et pour rendre la solution plus difficile, voire impossible.
L’extrême-droite française a été l’adversaire historique de l’indépendance algérienne. Maintenant il faut laisser au peuple français le soin de reprendre la maîtrise de son destin et, à un moment donné, de bloquer cette évolution qui est très dangereuse.
Il n’y a que la rancœur de l’indépendance de l’Algérie qui fait marcher ce courant ?
C’est une question sur laquelle les historiens travaillent beaucoup. Je pense que c’est très important et puis il y a toutes les compagnes sur l’islamisation. Ce courant n’a pas beaucoup de projets, donc le projet principal qu’il peut avoir c’est de s’en prendre aux étrangers et notamment aux Algériens, parce qu’il y a des souvenirs de la guerre d’Algérie qu’elle n’a toujours pas digéré.
Peut-on concevoir une relation entre l’Algérie et la France avec l’extrême-droite au pouvoir ?
Honnêtement, ce serait très difficile. Je pense surtout à l’image de la communauté algérienne en France et les franco-algériens qui seraient dans une situation extrêmement difficile et malheureuse. Donc je pense que c’est un objectif d’éviter la venue de l’extrême-droite au pouvoir.
Je pense que la sauvegarde de toutes les communautés vivant en France est essentielle et notamment la sauvegarde de la relation entre la France et l’Algérie que j’espère bien meilleure, parce que, aujourd’hui, elle est mauvaise.
Mais justement, pour qu’elle s’améliore et qu’elle devienne riche, parce que nous sommes obligés de faire le choix de la richesse entre nos deux pays, il faudra empêcher l’extrême-droite d’accéder au pouvoir. Ça c’est aussi le travail de tous les électeurs français dont les électeurs franco-algériens.