À la tête de la coalition des rebelles qui a renversé le dictateur Bachar Al Assad, Abou Mohammed Al Joulani apparaît désormais comme l’homme fort de Damas, celui qui détient, dans une large mesure, les clés du renouveau d’un pays dévasté par une guerre civile et par un régime despotique sans pareil.
Hormis peut-être les initiés et les services de renseignements, particulièrement occidentaux, personne n’avait vu venir l’émergence aussi fulgurante de cet ancien combattant de la branche syrienne d’Al Qaïda.
Un homme au profil énigmatique qui suscite à la fois l’admiration, parmi ses partisans, et les appréhensions, notamment au sein des minorités ethniques et religieuses en Syrie, mais également de certaines capitales étrangères, au regard de son parcours.
En arrivant dimanche à Damas, point d’orgue de l’offensive éclair menée depuis son fief à Idlib fin novembre, le leader de Hayat Tahrir al-Sham (HTS, ancienne branche d’Al-Qaïda en Syrie ) a tenu à se rendre à la mosquée les « Omeyyades », en plein cœur de la capitale, haut lieu symbolique du patrimoine et de l’Histoire de la Syrie.
« C’est une victoire pour la nation islamique, pour les prisonniers, les torturés et ceux qui ont souffert de l’injustice », a-t-il savouré devant une foule qui l’acclamait.
Al Joulani, la reconversion réussie de l’ancien chef de la branche syrienne d’Al-Qaïda
Instruit sans doute des expériences chaotiques qui ont marqué certains pays arabes, après ce qui est appelé le « printemps arabe », Mohammed El Joulani a exhorté ses partisans à ne pas s’attaquer aux bâtiments publics en assurant que « les institutions de l’État syrien seront supervisées par l’ancien Premier ministre syrien Mohammad Jalali, jusqu’à ce qu’elles soient remises » aux nouveaux maîtres du pays.
Mais qui est cet homme qui multiplie les gages d’ouverture et du respect de la diversité culturelle et religieuse de la Syrie, mais dont certains doutent de sa conversion idéologique ?
Né d’une famille aisée dont le père est originaire du Golan, d’où son surnom d’Al-Joulani, en référence à ce plateau occupé par Israël depuis la guerre des Six jours en 1967, le chef du HTS entame des études en médecine qu’il n’achève pas avant de s’engager dans les rangs d’Al Qaïda en Irak en 2003 pour combattre les forces américaines.
Fait prisonnier, il passe cinq années dans les geôles d’Abou Ghrib de triste réputation.
Après le début de la révolte contre Bachar el-Assad en 2011, il retourne en Syrie pour y fonder le Front al-Nosra, qui deviendra HTS.
Par stratégie, vision réaliste ou ambition personnelle, Mohammed Al-Joulani, armé par l’expérience acquise en Irak, décide en 2016 de rompre les amarres avec la « maison mère », Al Qaida, en abandonnant le « djihad global » pour ne se focaliser qu’à l’opposition au régime d’Al Assad.
Mohammed Al Joulani, le nouvel homme fort de Damas
Une décision qui visait, selon lui, à se défaire de l’image d’ «organisation terroriste » d’Al-Qaïda.
N’empêche, sa tête est mise à prix par les Etats-Unis à 10 millions de dollars. Malgré des méthodes brutales et expéditives à ses débuts à l’égard de ses rivaux, il s’est employé, au fil des ans, à montrer une image d’homme modéré pour gagner la confiance de la population et des minorités.
« Personne n’a le droit d’effacer un quelconque groupe. Les différentes communautés ont coexisté dans cette région durant des centaines d’années et personne n’a le droit de les éliminer. Il doit y avoir un cadre légal qui protège et qui assure les droits de chacun. Pas un système qui serve une seule communauté, comme ce qu’a fait le régime d’Assad », assurait-il le 27 novembre dernier, peu après s’être emparé de la ville d’Alep.
Dans son fief d’Idlib qu’il contrôlait depuis plusieurs années, puis à Alep, il avait mis en place un service public d’une rare efficacité, sans les restrictions propres aux régimes islamistes rigoristes.
A cet éloignement, feint ou réel, de la doctrine d’Al Qaida, il soigne aussi son apparence en abandonnant son turban, en taillant sa barbe et en réclamant de se faire appeler désormais par son patronyme civil, Ahmed Hussein al-Charaa, et non plus par son nom de guerre.
Une métamorphose dont la sincérité divise les observateurs et autres analystes.
« La réussite d’une transition réside justement dans son approche inclusive. Al-Joulani tire sa force de son expérience dans le Nord, dans la mesure où il a plutôt nommé un gouvernement civil composé de technocrates et d’administrateurs pour gérer le quotidien dans les territoires contrôlés par le HTS. C’est un élément positif et il pourrait reproduire ce schéma en laissant certains ministres, ou même l’actuel chef du gouvernement, gérer les affaires pour cette phase de transition », estime Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen cité par des médias.
La Syrie poste Assad : entre espoirs et incertitudes
« C’est toute la stratégie d’Al-Joulani depuis plusieurs années de se montrer extrêmement tolérant, extrêmement modéré, notamment vis-à-vis des médias. Mais il ne faut pas être dupe », estime, en revanche, Fabrice Balanche, maître de conférences à l’Université Lyon 2, dans des déclarations à des médias.
Autres éléments participant à entretenir le flou sur son profil, sa vision, ses ambitions et ses accointances : la célérité avec laquelle il a réussi à abattre le régime d’Al Assad, coïncidant curieusement avec la trêve décrétée dans la guerre menée par Israël au Liban et l’entretien accordé à la chaîne américaine CNN à la veille de son triomphe.
C’est dire qu’aujourd’hui, cet homme, présenté comme proche de la Turquie, incarne à la fois l’espoir de beaucoup de Syriens, soulagés de la fin du régime brutal de la famille Assad, comme en témoignent les manifestations de joie à travers nombre de pays dans le monde, comme en Algérie, mais aussi les incertitudes et les risques que charrie la transition que le monde suit avec une grande attention.