L’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, 75 ans, défraie la chronique depuis son interpellation en Algérie le 16 novembre 2024. Son cas éclipse en France l’actualité mondiale pourtant brûlante. Qui est donc ce personnage dont le sort fait oublier le reste à une grande partie de la classe politique et de la presse d’un grand pays occidental ?
S’il est dans l’ordre des choses que l’arrestation d’un écrivain fasse réagir, le tollé autour de Boualem Sansal est inhabituel et inattendu.
Il y a comme de l’excès dans certaines réactions en France, comme ce député de l’extrême-droite qui appelle à une réplique “foudroyante” si “un seul cheveu” de Sansal est touché en Algérie.
Le motif pour lequel l’écrivain est interpellé est complètement occulté. En octobre dernier, il a fait des déclarations hallucinantes dans le média français d’extrême-droite Frontières, qualifiant l’Algérie de “petit truc” et le Maroc de ”grand État” et soutenant que le colonialisme français a “octroyé” des terres marocaines à l’Algérie. La provocation est manifeste.
Ancien haut cadre de l’État algérien
Boualem Sansal est algérien. Il n’a obtenu la nationalité française que très récemment, en 2024. Bien qu’il soit omniprésent sur les plateaux français depuis deux décennies, il réside en Algérie, dans la ville côtière de Boumerdès.
Il est né à Theniet El Had, près de Tissemsilt, en 1949, d’un père d’origine marocaine. Après une solide formation (ingénieur à l’école polytechnique d’Alger et doctorat en économie en France), il a fait une carrière pleine comme haut cadre au ministère de l’Industrie qu’il a quitté en 2003.
Intervenant dans la polémique en cours, Hachemi Djaboub, ministre de l’Industrie à l’époque, a assumé sur la chaîne Echorouk que c’est lui qui a congédié Sansal.
Il était tout le temps “en mission à l’étranger”, à l’insu du ministre et du secrétaire général. “Ce sont des missions au nom de l’État. En tant que ministre, ce sont des choses qui te dépassent”, aurait rétorqué Sansal au ministre qui réclamait des comptes. À l’époque déjà, il se sentait comme investi d’une mission.
L’année même où il a quitté l’administration algérienne, il est passé tout près de quitter ce monde. Porté disparu lors du séisme de Boumerdès en mai 2003, il n’a été retrouvé qu’après un appel lancé par sa famille via la télévision.
Boualem Sansal avait commencé à publier quelques années plutôt. Sa plume acérée était dirigée contre le terrorisme et cela ne posait évidemment pas de problème alors que le pays luttait contre la violence islamiste. La presse nationale lui ouvrait volontiers ses colonnes.
“Le serment des barbares” est le titre de son premier roman à succès, paru en 1999. Depuis, il n’a pas cessé de publier, romans, nouvelles et essais, dont “2084 : la fin du monde”, inspiré du roman prophétique “1984” de Georges Orwell.
Cette œuvre, parue en 2015, lui a valu le prix du roman de l’Académie Française.
Une quarantaine d’œuvres en à peine vingt ans, Boualem Sansal est l’un des écrivains francophones les plus prolifiques de son époque. Il est aussi très primé (plus d’une dizaine de distinctions) et, surtout, très sollicité par les médias étrangers, notamment français.
Légitimation du discours anti-musulman et anti-immigrés en France
Une voix venue du sud qui critique l’islamisme, ça plaît forcément dans un pays où l’extrême-droite gagne du terrain. Mais Sansal finit par se radicaliser lui-même, portant, une à une, les thèses de l’extrême-droite. Ce courant l’accueil à bras ouverts, voyant en lui une légitimation de son discours anti-musulman, anti immigrés et anti-algérien.
Par porosité, ces attaques contre l’islam au nom de la lutte contre l’islamisme ont fini par atteindre la communauté algérienne et musulmane en France, épousant les théories les plus radicales des idéologues de l’extrême-droite, avec l’antisémitisme en moins.
Dans “Le village de l’Allemand”, paru en 2008, il n’hésite pas à faire le parallèle entre islamisme et nazisme, avec comme toile de fond la guerre de Libération nationale.
“L’islamisme est un boa constrictor qui finira par étouffer la France”, met-il en garde. Ou encore : “L’islamisme a fait 300.000 morts chez nous en Algérie, et tout a été détruit. Donc j’essaye de prévenir mes voisins Européens de ce qui les menace. Et il y a ceux qui écoutent et ceux qui n’écoutent pas”.
Puis c’est à l’islam qu’il faut faire attention. Depuis l’annonce de son arrestation à Alger le 16 septembre, ses très nombreux soutiens de l’extrême-droite française partagent des morceaux de ses mises en garde aux dirigeants de la France. “Dans 50 ans, l’islamisation aura, à ce point, gagné qu’elle pèsera sur les fondamentaux français”.
“L’islam est incompatible avec la démocratie. Sous deux lois, l’islam l’emportera toujours”. “L’islam est devenu une loi terrifiante, qui n’édicte que des interdits, bannit le doute”.
Dans l’un de ses récents passages à la télé, il a révélé avoir mis en garde plusieurs présidents et ministres français, mais personne ne l’a écouté.
Un personnage d’une autre envergure au sein du courant extrémiste ?
Le discours est ouvertement provocateur et contribue à entretenir les amalgames ciblant les immigrés d’origine algérienne et les musulmans après chaque attentat terroriste.
Comme si l’idéologie de l’extrême-droite était un pack indivisible, la pensée de Boualem Sansal a débordé sur le reste de la thématique commune à ce courant : alignement sur les thèses israéliennes au nom de la lutte contre l’antisémitisme, soutien au Maroc dans le conflit du Sahara occidental et discours résolument anti-algérien sur des questions comme l’immigration ou la mémoire.
Si les intellectuels algériens, y compris ceux proches de l’opposition, sont gênés pour dénoncer l’arrestation d’un écrivain dans leur pays, c’est précisément à cause de ces positions incompréhensibles.
En 2008, il a pris part au salon du livre de Paris malgré la présence d’Israël comme invité d’honneur. “Je fais de la littérature, pas la guerre”, avait-il défendu. En 2012, c’est en Israël qu’il se rend, se faisant filmer au pied du mur des Lamentations. Il a aussi pris part en 2018 à la rédaction du “Manifeste contre l’antisémitisme” sous la direction de Philippe Val.
Ces dernières années, il s’est rapproché de l’ancien ambassadeur de France en Algérie Xavier Driencourt, l’une des voix les plus critiques de l’Algérie en France.
Après l’annonce de son interpellation, l’homme politique d’extrême-droite Philippe de Villiers a fait cette étonnante révélation : “Je l’ai connu au Cercle algérianiste et nous sommes devenus des amis, avec l’ambassadeur Xavier Driencourt et toute une équipe”. Le cercle algérianiste est une association française ouvertement nostalgique de l’Algérie française.
En octobre dernier, Boualem Sansal a brûlé ses derniers vaisseaux avec son pays, pour des raisons que l’avenir dévoilera sans doute. Les propos qu’il a tenus sur les frontières algériennes, son interpellation et les réactions qu’elle suscite en France ont révélé un personnage d’une autre envergure, de la stature, peut-être, d’un maître à penser de l’extrême-droite française…