CONTRIBUTION. Changer le nom d’une pratique, de « Handassa madania » à « Ta3mir », ne permet pas d’effacer les dérives qui gangrènent nos villes. Ce simple rebaptême relève plutôt d’une tentative de façade que d’une refonte en profondeur.
Au fil des décennies, l’urbanisation en Algérie s’est progressivement enlisée dans ce que l’on peut qualifier de « parasitage urbain », une déviation structurelle ayant dénaturé la réflexion, la pratique et le cadre légal liés à l’aménagement.
Les villes se retrouvent aujourd’hui confrontées à une expansion souvent anarchique, dictée par l’urgence et l’improvisation, sans vision globale ni souci d’harmonie.
Ces dérives, cumulées, ont engendré un paysage urbain désordonné, fragmenté et, surtout, ingérable. La notion de « Ta3mir » s’est rapidement muée en une pratique de « Ta3mar », un simple remplissage dénué de cohérence, transformant nos cités en espaces chaotiques, où l’absence de vision et de contrôle a laissé place à une expansion incontrôlée.
Il ne s’agit donc pas d’un simple écartement des principes, mais plutôt d’une focalisation erronée sur des modèles rigides, déconnectés des réalités locales et incapables de se réformer. À la racine de ce désastre se trouve une politique urbaine figée, peu encline à tirer les leçons du passé et à s’adapter à notre culture ainsi qu’aux enjeux contemporains.
Un fonctionnalisme figé depuis l’indépendance
Parmi les facteurs déterminants de cet échec, on trouve le fonctionnalisme, un courant censé moderniser et organiser l’urbanisation.
Inspiré à l’origine par la Charte d’Athènes, il promettait des villes ordonnées, segmentées en quatre fonctions : habiter, travailler, se déplacer et se divertir.
Or, ce qui devait être un modèle structurant s’est figé en un dogme indéboulonnable, particulièrement après l’indépendance.
Au lieu d’être remis en question et adapté aux spécificités locales, il a été appliqué de manière systématique, voire aveugle. Jusqu’à aujourd’hui, aucune réforme n’est venue corriger ou nuancer ce schéma, révélant une forme de paresse intellectuelle face à l’évolution des besoins urbains.
Représentation archaïque, blocage à la source
L’exemple le plus frappant de cette inertie se retrouve dans la représentation même de la ville. Dans de nombreuses administrations, un plan de la ville se réduit à un simple croquis en deux dimensions : un carré ou un rectangle pour la construction, deux traits parallèles pour la rue, et rien de plus.
Ce minimalisme efface trottoirs, construction urbaine et toute la complexité de l’espace. Dès la phase de conception, on fausse déjà la lecture, réduisant l’urbanisme à des blocs sans âme.
Cette pauvreté dans la représentation souligne combien la réflexion s’est atrophiée : nulle recherche de volumes, nulle prise en compte des perspectives ou des usages, juste des formes géométriques élémentaires.
Une telle simplification se traduit ensuite, sur le terrain, par des extensions collées les unes aux autres, sans cohérence globale, où toute tentative de changement se limite à « un collage » plutôt qu’à une réflexion d’ensemble.
Une centralisation aveugle, un clonage urbain
À la rigidité de l’approche fonctionnaliste s’ajoute une centralisation souvent décidée dans des bureaux éloignés du terrain.
Officiellement conçue pour assurer un contrôle global, cette méthode se transforme pourtant en un clonage systématique : d’Alger à Tamanrasset, d’Oran à Annaba, les mêmes schémas se répètent, ignorant les spécificités climatiques, culturelles et régionales.
Cette uniformité étouffe la diversité, empêche les architectes locaux d’apporter un regard neuf et réduit l’urbanisme à un « copier-coller » déconnecté des réalités.
Ce clonage puise ses racines dans un fonctionnalisme devenu dogmatique depuis l’indépendance, un modèle désormais figé en recettes appliquées sans discernement.
Partout, des quartiers-dortoirs émergent loin de toute commodité, la circulation se révèle chaotique, et se divertir devient un luxe réservé à quelques rares espaces.
Loin de créer des villes vivantes et intégrées, cette conviction – presque idéologique, à la fois fermée et aveugle à la réalité du terrain – a produit des paysages émiettés, dépourvus de toute identité.
La richesse patrimoniale se retrouve balayée par des solutions standardisées, tandis que les matériaux locaux, la culture et le climat sont ignorés. Oubliée, la dimension esthétique fait place à une succession d’ensembles bâtis sans âme, déformant la ville au lieu de la sublimer.
Un bricolage approximatif, des paysages défigurés
Pour aggraver le tableau, la réalisation concrète s’appuie trop souvent sur un bricolage technique, nourri par la perte de compétences et l’entrée en scène d’acteurs davantage motivés par l’enrichissement personnel que par l’amour du métier.
Les économies de bouts de chandelle poussent à employer des matériaux médiocres, tandis que l’absence de contrôle sur les chantiers laisse libre cours à la malfaçon. On pourrait s’attendre à ce qu’avec l’expérience, l’acte de bâtir se perfectionne, mais c’est l’inverse qui se produit : l’Algérie souffre du « mal de l’entrepreneur », où la recherche du profit prime sur la qualité et le savoir-faire.
Les effets de ce cercle vicieux apparaissent rapidement, même sur des immeubles fraîchement construits. D’un côté, la malfaçon et l’usage de matériaux médiocres aboutissent à un bâti fragile et inesthétique ; de l’autre, pour compenser l’absence d’isolation, de confort thermique ou de distribution d’eau, les habitants modifient parfois radicalement leur logement.
Certains refont entièrement l’intérieur en ignorant la structure, tandis que d’autres entassent réservoirs et climatiseurs sur les façades, accentuant le désordre visuel. Au final, on se retrouve face à un « urbanisme dégradé », où les besoins élémentaires se règlent dans l’urgence, sans planification à long terme ni souci d’esthétique ou de sécurité.
Des villes sans âme, des habitants désorientés
La conséquence la plus criante de ce modèle figé est l’incapacité des villes à s’adapter aux nouveaux habitants et à subvenir à leurs besoins. Autrefois de taille humaine, la ville se voit désormais étouffée par une croissance désordonnée.
La circulation devient un cauchemar, la collecte des déchets et la gestion des eaux peinent à suivre, les coupures électriques se multiplient et les rares espaces publics se muent en parkings de fortune.
Ce manque de cohérence aggrave la déshumanisation de ces ensembles urbains, là où l’on aurait dû trouver lieux de convivialité, de rencontres et de culture. En lieu et place, on découvre des blocs de béton et des voies engorgées, privant les habitants de repères visuels et sociaux. Lorsqu’une ville perd sa beauté et son identité, elle perd aussi sa capacité à inspirer, à rassembler et à créer du lien social.
L’effacement de l’architecture et de ses créateurs
Dans ce climat de confusion, l’architecture, censée être un art porteur d’une vision globale, se retrouve reléguée à l’arrière-plan.
Plutôt que de modeler la ville, elle se limite à exécuter des directives sans véritable marge de créativité ni prise en compte de l’histoire. Les architectes, censés incarner la beauté et la cohérence urbaine, se voient cantonnés au rôle de simples techniciens, pendant que de grands projets échappent à leur expertise et sont confiés à des cabinets étrangers. Beaucoup de talents nationaux, condamnés à l’exil, s’illustrent ainsi loin de leur pays.
Au milieu de ce désordre, un paradoxe s’installe : qui gère réellement l’espace urbain, l’architecte ou l’urbaniste ?
L’architecte ne fait qu’envelopper visuellement la construction, tandis que l’urbaniste prépare le « tapis » pour l’accueillir. Pourtant, l’architecture et la conception des villes s’entrelacent bien plus qu’on ne le pense.
Tandis que le reste du monde a amorcé une transition vers « l’architecture Urbaine », se libérant depuis des années d’un fonctionnalisme autrefois promu par l’école française, l’Algérie demeure embourbée dans ce bras de fer.
Elle persiste à opposer deux métiers complémentaires, ignorant la nécessité d’une approche unifiée, capable de réconcilier l’échelle du bâtiment et celle de la ville. Ce faisant, elle aggrave la fragmentation urbaine qui défigure déjà nos paysages.
Cette marginalisation témoigne d’un déficit de volonté politique et d’un cadre institutionnel peu disposé à innover. Il ne s’agit pas seulement d’une crise urbaine, architecturale et esthétique, mais d’un système où la réflexion, la pratique et la législation se parasitent mutuellement, plongeant nos villes dans la confusion et l’incohérence.
Redonner une âme à nos villes
Pour sortir de cette impasse, il est urgent de briser le carcan du fonctionnalisme figé et de réinventer notre façon de penser l’espace urbain.
Revaloriser l’architecture, accorder une place centrale aux spécificités régionales et climatiques, et revoir la formation professionnelle pour y intégrer la diversité des solutions possibles : voilà quelques pistes. Il est également indispensable de décentraliser la conception, en laissant aux acteurs locaux la possibilité de proposer des projets ancrés dans leur réalité.
L’Algérie ne peut plus se résigner à des villes ingérables, figées dans un désordre hérité de stratégies dépassées. Nous avons le devoir de réfléchir à de nouvelles approches, d’associer gestion efficace et harmonie, et de reconnaître la beauté comme un fondement de la transformation urbaine.
Considérer l’esthétique comme un luxe serait nier son impact direct sur la fierté et l’épanouissement des habitants.
Redonner une âme à nos villes, c’est créer des espaces qui inspirent et rassemblent. C’est offrir à la population un cadre de vie digne, porteur d’identité.
Il ne s’agit pas de retouches mineures, mais d’un changement de paradigme, où la ville redevient un lieu de vie, d’échange et d’émancipation. Le moment d’agir est venu.
Il nous incombe de dépasser l’urbanisme d’hier, qui a enterré la beauté et la gestion de nos cités, pour les repenser dans toute leur complexité, afin qu’elles s’épanouissent dans l’harmonie, la diversité et la fierté retrouvée.
*Architecte-Urbain
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